mardi 26 juin 2012

Alélluia





 Après le catéchisme et ses malaises béats dus aux litanies et aux vapeurs d’encens elle avait eu une époque de folie mystique.
Tous les dimanches après de chastes ablutions où elle évitait de regarder son corps dont on lui avait appris qu’il n’était que la misérable enveloppe d’une âme à mortifier à la seule fin de la rendre plus sainte. De toute façon il n’y avait pas de miroirs dans la ferme si ce n’est un bout de glace tavelé collé contre la porte au dessus du porte manteau en corne de cerf et dont le rôle se bornait à vérifier l’angle correct de son chapeau avant de sortir.
La bicyclette au cadre en berceau avait été rouge autrefois. Madeleine l’enfourcha après avoir posé son sac à main et son missel dans le panier d’osier fixé sur le guidon.
- Bonjour, Madeleine, il fait bien beau ce jourd’hui, le temps est à l’ensoleillage.
Le fermier des « Châtaigniers » salue Madeleine par-dessus la clôture électrique de son champ de soja.
« S’il pouvait prendre le jus une fois » pense Madeleine qui ne peut supporter cet avorton faiseur d’embrouilles qui s’imagine que le fait d’avoir décroché en son temps le certificat d’études avec mention lui donne le droit de s’exprimer en inventions de vocabulaires et autres néologismes qu’il juge le comble de l’élégance verbale.
« Quel crétin ! pédale Madeleine rageuse, il s’imagine que je vais le regarder ». Ce n’est pas très chrétien  comme pensée, surtout dominicale. Madeleine, tire sa jupe sur ses genoux en entrant dans le village, saluant d’un léger signe de tête les paroissiens qui se dirigent vers l’église dont la cloche fêlée sonne le rappel. Elle les connaît tous , la bourgade est modeste.
« Pourquoi Dieu m’a-t-il fait naître dans ce trou perdu où les seuls événements marquants sont, à part égale, les vêlages et les cocufiages… Qu’est ce qui m’arrive ? encore une pensée impie ».
Elle a dépassé, la boucherie au rideau métallique baissé, le Bistrot des Amis où, dit M. le curé, se retrouvent tous les communistes du pays.
- Enfin, disait le bon vieux père Martin qui a fait ses adieux la semaine dernière, il était temps !
Le malheureux ne pouvait plus revêtir seul les habits sacerdotaux et sa vieille main tremblante proposait une hostie sauteuse impossible de happer au passage.
Sur le minuscule parvis, où il n’y a guère picoraient les poules de Jany la coiffeuse hommes-dames, on a placé un hangar à vélos. Madeleine rajuste son chapeau et descend sur ses bras nus les manches de sa robe. L’église est pleine, beaucoup sont venus par curiosité, il n’y avait plus de surprise avec l’ancien pasteur qui leur avait fait presque un demi-siècle.
L’église est toute simple, romaine, peu entretenue, blanche et grise dépourvue de toute décoration, mal éclairée avec un autel de pierre nue. Chacune a brodé une nappe pour le recouvrir et aujourd’hui Madeleine reconnaît celle brodée par ses petits doigts malhabiles au temps du catéchisme.
Gérard, l’horloger, tire quelques notes anonymes du minuscule orgue asthmatique. Clochette. Les deux enfants de chœur sortent de la sacristie en se taclant, visages impassibles. Derrière eux une silhouette immense porte le ciboire, on la distingue mieux à la lueur des bougies et un frémissement parcourt l’assistance. Ce grand curé est noir, noir de chez noir !!
A côté de Madeleine, Justine et Séverine toutes rouges sous leur fichu reprennent leurs esprits et chuchotent avec hargne :
- Mais quelle honte, ce n’est pas possible,
- Ces sauvages que nous sommes allés coloniser qui nous envoient un des leurs comme pasteur !
- Qu’avons-nous fait pour que l’évêché nous punisse ainsi ?
Un sourd murmure court dans les travées.
- Il sait au moins dire la messe ce sauvage, moi je ne veux pas qu’il m’approche, nous allons porter plainte.
- Il parle français et le sermon n’est pas mal mais est-ce qu’il pense comme nous ?
Madeleine tente un « Chut ! » d’apaisement. Il est bien discret, pourtant les « fidèles » se taisent et Madeleine reçoit en plein cœur le regard reconnaissant du prêtre.
Le moment de la communion est un désastre, les enfants du catéchisme s’avancent en traînant les pieds, suivis de Yolande l’aveugle et de sa mère quasi centenaire ; Madeleine clôt la file.
C’est vrai que c’est curieux cette main si noire à la paume rose qui tient l’habituelle hostie mais la bénédiction est dite à voix très douce et Madeleine se sent apaisée comme les autres dimanches.
Les modestes vitraux laissent passer une lumière colorée qui accompagne Madeleine à la sortie de l’église sur le parvis. Les ouailles se sont déjà dispersées et c’est du bistrot, refuge des bouffeurs de curé, que montent plaisanteries et rires gras.
Au soleil tacheté par les platanes les joueurs de boules tirent, pointent, mesurent comme si leur vie en dépendait. Ils ne lèvent pas la tête au passage de Madeleine, silhouette discrète et sans surprise.
Les boules se heurtent dans un cliquetis métallique qui fait fuir les moineaux qui picorent sur le trottoir de l’Hôtel du Commerce.
« Je ne peux pas rentrer chez moi comme si de rien n’était ».
Madeleine rebrousse chemin, il faut que je réconforte ce malheureux prêtre.
La porte de la sacristie est ouverte et le prêtre affublé d’un survêtement, assis, dos arrondi, regardant ses longues mains posées sur ses genoux, est immobile.
- Je peux entrer Monsieur le curé ?
Le prêtre se lève d’un bond. Qu’il est grand !
- C’est vraiment gentil de me rendre visite, et, dans un sourire éblouissant, je ne suis pas particulièrement heureux après cette première messe. Il est touchant ce grand gaillard dans son désarroi ;
- Croyez, Monsieur l’abbé…
- Dites « mon père »…
- Ils ne sont pas méchants les gens de Carebac, seulement ils ne sont guère sortis du village et ont été ahuris ce matin.
- Pourtant, vous mon enfant, vous n’avez manifesté ni hostilité ni étonnement. Le cœur de Madeleine s’emballe. Cela peut paraître incroyable mais personne ne l’a appelée mon enfant avec tant de douceur, Madeleine vouée dès le plus jeune âge à la DDAS et à une suite chaotique et sans tendresse de familles d’accueil.
- Je suis compréhensif, d’autant que vous avez raison ils sont « bien braves » comme vous dites, on m’a laissé un poulet pour le déjeuner. Vous êtes seule ce midi ? Pouvez vous le partager avec moi ?
Aussi rapidement que celui d’un enfant, le visage du prêtre est passé de la tristesse à la gaieté. Un courage extravagant chez elle, pousse la timide Madeleine à accepter.
Dans la minuscule cuisine de la cure, appelez-moi Mamadou, le prêtre a ouvert le poulet en deux avant de le placer dans le four. - J’aurais aimé vous le faire Atéké comme chez moi à Bouaké-Bouaké, Côte d’Ivoire. En fait je suis le père Gabriel, mais, ici, Madeleine, le temps du festin dites Mamadou. C’est un pêché peut-être que de me confier ainsi à vous mais vous êtes si gentille et j’ai le mal du pays. Vraiment, est-ce que je vous ennuie ?
Madeleine secoue la tête en mettant le modeste couvert. Étonnée et ravie de tant de confiance spontanée ; ce n’est pas le genre dans ce pays de ruraux méfiants.
- A Bouaké il fait chaud, il y a de la musique partout et les gens se satisfont de peu. Je travaillais bien à l’école primaire et le maître m’a fait entrer au séminaire d’Abidjan, vous connaissez ce grand port sur la lagune où notre ancien président a fait construire par un célèbre architecte italien une cathédrale qui ressemble à un immense éléphant ?
- Ce n’est pas très… catholique.
- Madeleine, vous avez mis le doigt sur la complexité de mes concitoyens animistes. Ils mélangent un peu  les croyances, mais il y a tant de chaleur dans leur foi. Ils ont surtout retenu le message d’amour du prochain qui convient bien à leurs habitudes de solidarité et leurs rites sont joyeux. Je voudrais que vous voyiez l’entrée dans l’église des jeunes filles vêtues d’un même boubou coloré et portant sur la tête des corbeilles de fruits, elles chantent à pleine voix les cantiques sur le rythme donné par l’assistance qui tape dans les mains… Pardonnez moi, Madeleine, parlez moi de vous.
- Oh, Mamadou, elle sourit timidement de son audace payée en retour par le sourire ravi du père Gabriel, il n’y a rien à dire, je vis seule depuis que la vieille dame dont je m’occupais est décédée je dois prendre une décision difficile. Celle du moment est que je dois vous laisser au plus vite avant que les commères jasent ! Merci pour l’accueil et le poulet, à bientôt mon père.
- Hep, Madeleine viens par ici !
L’addition des apéritifs, du vin au repas et son tempérament sanguin font rutiler la trogne suante de Fernand sur le pas du Café des Amis :
- N’aie pas peur, grande bête, on veut juste t’offrir le café. Madeleine fait taire sa méfiance, elle est moins que jamais en position de s’imposer auprès des carebacais. Les coudes écrasés sur la toile cirée à carreaux ornée de larges cercles vineux, il y a là, Ernest le boucher, Emile le facteur et Anatole, le fermier des « Chataigniers », Fernand garde-chasse est le seul auprès d’eux qui a du galon et l’autorité qui va avec.
- Dis donc tu es passée bien fière ce matin, même pas répondu à mon bonjour, gronde Anatole, mais t’inquiète, on est pas là pour te gronder mais pour discuter. Il est comment le curé, à part d’être noir, Ernest s’étouffe de rire en secouant ses deux doubles mentons ?
- Il est très sympathique et ne demande qu’à s’intégrer.
- Bien. Alors écoutez intime Fernand. Je l’ai vu en survet et contre le mur de la cure il y avait un chouette vélo.
- Et alors, je savais pas que tu étais de la pédale !
- Quel couillon cet Anatole ! Si vous saviez lire vous sauriez que le 1er juin prochain c’est cette année à Auch qu’aura lieu le championnat de France cycliste du clergé. On y inscrit notre curaillon en lui promettant de le nourrir, l’aider et d’aller le dimanche à la messe. Oui, je sais c’est du chantage et pour nous un putain de sacrifice mais y faut ce qui faut ! Vous avez vu le poulet ? C’est pas une grenouille de sacristie et j’ai pensé à Emile qui court les critériums régionaux, pour l’entraîner. Vous imaginez les retombées sur Carebac s’il gagnait !!!
Madeleine ahurie contemple ces têtes obtuses si peu entraînées à penser, yeux et bouche grands ouverts, Un peu de bave coule sur le marcel crasseux d’Anatole.
- Toi, petite il t’a à la bonne, il t’écoutera si tu lui expliques qu’en plus on a décidé que tu serais sa servante, puisque tu n’as plus d’emploi, et que tu pourrais t’occuper de son ménage, linge, cuisine ; en fait il serait traité comme un type qui va aux jeux Olympiques. Attends y'a aussi M. Maubert de « Chasse, pêche et nature » qui trouverait un peu d’oseille dans son parti pour sponsoriser le truc. C’est pas bien pensé ça ? Madeleine n’ose pas montrer combien elle est ravie par le plan de ces guignols :
- Et le père Gabriel il y gagnerait quoi ?
- Quoi ??? Mais être le champion du village dès avant la course, rameuter du monde à la messe et vivre comme un nabab et toi avoir un boulot pépère et bien nourri.
C’est ainsi que dès le lendemain à potron-minet et messe dite, Emile et Gabriel partent pour le premier entraînement pendant que Madeleine fraîche et joyeuse prépare un repas « spécial ».
Jour après jour tout le village se mobilise, faisant bloc autour du projet, la cure déborde de denrées, des équipements dernier cri amenés par M. Maubert. Il faut dire que dès le premier jour Gabriel s’était révélé être un sportif exceptionnel et même les plus chenus du village échangeaient des recettes trouvées sur « L’Équipe » et se rappelaient le pourquoi, des vainqueurs du tour de France ! Même les femmes se passionnent. La femme de Firmin avait « emprunté » chez son dentiste, à Condom, une revue de diététique et commandait dans une maison spécialisée des  produits « compléments alimentaires non dopants ».
Madeleine avait été priée de déguerpir par l’héritier de la ferme, un pharmacien cossu d’Auch qui lui avait à peine laissé le temps de faire ses légers bagages. Au cas où cela ferait problème le conseil municipal donna sa bénédiction laïque, en assemblée exceptionnelle, à l’installation de Madeleine auprès de Monsieur le Curé. Elle en était si heureuse, vivant près de Mamadou-Gabriel dans une joyeuse entente fraternelle. Elle pouvait enfin ouvrir son cœur, ils se sentaient tous deux chaque jour plus proches, en tout bien tout honneur !
Le village soudé dans ce même projet n’avait jamais été si heureux. Les jeudis quand le père Gabriel bouclait ses 80 ou 100 kms il y avait pour l’encourager des gens des villages voisins jusque là assez peu solidaires. Le père Gabriel était devenu la coqueluche des enfants, auxquels il racontait comment on nourrissait les crocodiles gardiens du palais présidentiel. Il avait appris à jouer aux quilles de neuf où chacun le voulait comme partenaire, et quand il pleuvait il initiait, qui voulait, aux mystères du boulier de l’aouélé.
Le dimanche l’église fleurie était pleine comme jamais. Parmi les plus réfractaires, Ernest reconnaissait se trouver meilleur à la fin de l’office « où, ma foi, on apprenait plein de choses intéressantes » !
L’automne passa ainsi, puis l’hiver, et le printemps arriva et mai dans un délire de soleil, de tournesols et de cerises juteuses. A Auch le trente mai il y avait une quarantaine de participants au « contre la montre ». Gabriel n’en fit qu’une bouchée. Certains découragés ne se présentèrent même pas le lendemain et Gabriel gagna la course en ligne et le championnat avec une avance historique !
Le retour  à Carebac fut homérique et le vainqueur porté en triomphe et bruyamment célébré.
C’était l’euphorie générale.
Les persiennes sont fermées et le soleil passe par rais lumineux qui scintillent sur le parquet de chêne parfumé à la cire d’abeille. De temps en temps la brise joue dans les branches du grand cèdre et le parallélisme des rayures se brouille sous le regard pensif de l’abbé Damien. Que répondre à Monseigneur toujours si bien informé et aux décisions pleines de sagesse ?
- Bien sur que le père Gabriel est aimé de ses paroissiens mais il ne devrait être qu’un modeste moyen de faire aimer le Seigneur au travers de sa personne.
- Il parait que l’église est pleine tous les dimanches, et les habitants du village n’ont qu’à se louer du dévouement du père en toute circonstance, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit il visite malades et personnes âgées.
- Enfin, l’abbé, soyons raisonnables qu’est que c’est que cette manifestation bruyante, indécente, après un exploit sportif remporté par un ecclésiastique ? A-t-il eu la modestie qui s’imposait ?
- Savez-vous, qu’on m’a rapporté que sa servante n’a pas l’âge canonique et, que vient faire en la matière, une décision municipale « d’arrangement »… Où allons nous ?
- Non, l’abbé je ne peux vous suivre dans votre généreuse défense, je dois sévir immédiatement.
- Puisque Gabriel aime tant le vélo, nous allons l’envoyer dans le Nord… il aura pour ses loisirs l’enfer des pavés à sa disposition.
- Vous allez l’abbé, prendre quelques courriers. Que ma décision soit immédiatement appliquée. J’irai, dans quelques temps, faire une visite à Carebac pour calmer les esprits, j’en profiterai pour pousser jusqu’à Rejenac. On m’a parlé d’une affaire de pédophilie, évidemment c’est moins grave que l’affaire Gabriel, mais il est de mon devoir de calmer les plaignants et prévenir un possible scandale.
Le père Gabriel, son beau visage gris de chagrin, à été accompagné à la gare par une délégation de ses ouailles certaines en larmes. Madeleine était absente.
Ce matin radieux, dans une aube lumineuse égayée du pépiement des oiseaux, Fernand à décidé de traquer le braconnier du coté du moulin. Il glisse sans bruit dans les herbes mouillées de la rive et baisse la tête en passant sous les branches basses du grand saule.
- Mon Dieu ! Fernand aperçoit un corps dans l’eau entre les feuillages. Mais c’est Madeleine dont les longs cheveux dénoués ondulent dans le courant !
Vite alertés Anatole, Ernest, Emile et les autres sortent le corps de l’eau et l’étendent sur la prairie. Les yeux grands ouverts de Madeleine reflètent le bleu du ciel, sa robe de coton léger colle à ses formes harmonieuses.
Béret à la main, les hommes ont le visage grave.
- Putain de putain, qu’elle était belle et on ne le savait pas…


5 commentaires:

  1. je pense que cette histoire est de ton cru elle est pleine de rebondissement,
    et la fin est terrible
    nous sommes dans un crescendo des horreurs de certains comportements.. bravo.
    ta plume est superbe tous les détails nous donnent à y être nous pleurons Le père Gabriel et madeleine.

    je j'ai une commande dans le sens des récits de vie
    je te réserve cette histoire
    et le Gers je connais bien
    bravo

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  2. C'est du Maupassant
    H5

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  3. non c'est du manouche
    quoique la fin pourrait être celle d'un maupassant
    gros bisous

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  4. super... je me suis laissée transporter par cette lecture
    Ophélie était belle aussi
    toutes les femmes qui flottent sur les remous et y laissent leur vie sont belles. j'ai beaucoup aimé la chute, le " on ne le savait pas"... c'est souvent comme ça dans la vie, pour bien des choses, mon amie
    je t'embrasse

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