jeudi 19 décembre 2013

Conversation avec Cora -5-




- Bonjour Cora, nous en étions restées « à la cabane au fond du jardin »…
- Tu confonds avec la chanson de Cabrel ! La notre était dans un coin de la cour en cailloux blancs qui s’étendait devant la maison. Au fait, je dois comprendre que certains détails te soient difficiles à réaliser. Ainsi, si nous avions eu la possibilité de prendre des photos,  tu aurais dit : Mais c’est une maison actuelle. Façade coquette, belle porte vernie et celle plus modeste de la cuisine. On allait  de cette porte à la pompe en passant sous la tonnelle de rosiers et de mimosas. L’intérieur était mieux que propre, coquet, avec de vieux meubles luisants et des rideaux d’organdi empesés et tu penserais : c’est comme maintenant ! Bon- mais imagine les « accessoires » : ni électricité, ni eau, ni radio, ni téléphone. Nous nous éclairions à la lampe à pétrole avec sa mèche fumeuse…Et le chauffage ! La cuisinière dans la cuisine et la cheminée dans la salle. Nous allions nous coucher chacun avec sa brique chaude. Parfois, comme les riches, on bassinait le lit avec le « moine » en cuivre plein de charbons ardents. La lessive se faisait à la cendre et les produits d’entretien se résumaient à du savon noir, de l’alcool à brûler et du vinaigre blanc!
-C’était vraiment… dépouillé  d’où la cabane je suppose ?
- Quand tu ouvrais la porte en planches qui grinçait sur ses gonds tu montais deux marches et te trouvais devant une estrade percée d’un trou  circulaire fermé d’un lourd couvercle de bois. Sur les parois, pendant à des clous, la belle littérature des années passées. L’épais almanach de la «  Manufacture d’armes et cycles de saint Étienne » très instructif avec de belles illustrations voisinait avec « Le Chasseur Français », qui vantait des produits variés par exemple  « le filet de nuit pour garder en forme une belle moustache » ! Avant tout nous nous régalions avec les pages de « l’Almanach Vermot » et ses blagues quotidiennes auprès desquelles celles de tes carambars font figure de poèmes charmants ! Nous n’avions pas beaucoup d’occasions de rire. Ce qui était encore beaucoup moins drôle, c’était quand ,périodiquement, il fallait aller vider l’énorme seau caché sous le trône. Pour  mon élégant grand-père c’était évidemment travail de femme. Nous attrapions, pliées en deux sous le poids, les larges anses de la « comporte », et, Génie et moi, à petits pas, partions en apnée le long de l’allée du jardin qui menait, loin,  très loin, à la fosse à engrais.
- Je pense qu’après cela vous aviez envie d’une bonne douche ?
- Il fallait d’abord pomper beaucoup d’eau. J’ai encore le souvenir douloureux, l’hiver, de mes doigts gonflés d’engelures violacées collés sur le levier glacé en fonte rugueuse. Je pesais de tout mon poids, léger, et manquais défaillir quand cette garce se désamorçait en me faisant décoller ! Puis il fallait allumer le feu et faire  chauffer l’eau dans de  grandes bassines, la transvaser dans un arrosoir, la porter jusqu’au vaste hangar à peintures du grand père  qui abritait le tub en zinc où nous faisions « la grande toilette ».
- Ne me dites pas que vous étiez heureux quand même !
- Je crois que personne ne se posait la question ni pouvait même imaginer qu’on parlerait un jour du « droit au bonheur ». On était heureux quand il n’y avait pas de guerre, pas d’épidémie, que le fleuve ne débordait pas, que la neige ne persistait pas, que les récoltes n’étaient pas dévastées. On était heureux en creux mais il y avait pour chacun une somme de joies simples. Les multiples bals et concerts en plein air, la lecture, la vie en famille, toutes les occasions de réunions amicales au rythme des saisons et des moissons. Très près de la nature nous profitions du printemps, des marches dans les  bois, des baignades dans le fleuve…
-J’aimerais que vous finissiez de me parler de Génie.
-Elle était un peu à part dans sa génération n’hésitant pas à porter les pantalons blancs à pont, surtout pour aller aux champignons, que ses fils tous deux dans les « Messageries Maritimes » lui ramenaient de leurs voyages au long cours.  mes oncles adoraient cette musique de sauvages, comme on disait à la campagne et je les entends encore fredonner ce qui plus tard seront des tubes de jazz.


Embarqués dans la maîtrise de la compagnie ils avaient choisi les traversées vers la Chine et le Japon. Après de longues semaines en mer ils rapportaient des porcelaines translucides, des pièces de soie sauvage, des colliers de perles de culture. Le pantalon de marin, était pardonné à Génie qui arrosait tout le voisinage avec ces merveilles dont personne n’avait idée de leur grande valeur. Sur les genoux de mes oncles j’écoutais leurs merveilleux récits, les péripéties de ces voyages interminables, les exigences des richissimes passagers, les merveilles entrevues aux escales, les beautés du Japon, les pieds torturés des chinoises, les fumeries d’opium…Il y avait sur chacun de ces navires luxueux un orchestre «  nègre »
- Et que chantait-on autour de vous ?
- On s’exerçait sur les feuillets doubles, paroles, musique et portrait de l’artiste après  avoir entendu les chanteurs des rues. C’étaient surtout de tristes complaintes. Je me souviens d’avoir été incapable d’écouter jusqu’au bout «  Les roses blanches » que Génie chantait  au bord des larmes. Oh ! tiens, par contre j’en ris encore. Il y avait une chanson très populaire qui parlait d’une jeune ouvrière engrossée par le patron et le refrain bêlait : … « Et sa mère de trembler et vous la comprendrez si vous avez aimé ». Nous, les enfants, pouffions à ce début de phrase à la malencontreuse sonorité.
- Génie ne devait pas avoir souvent envie de chanter ?
- Pourquoi ? Elle était très gaie. D’ailleurs les gens chantaient beaucoup et j’ai la nostalgie des rues égayées par les sifflets des ouvriers du bâtiment, des colporteurs, repasseurs de couteaux, vitriers,  gardes champêtre, facteurs…
Le cours de la vie de Génie a changé quand un ministre de la République retiré sur ses terres, plutôt sur celles de la mirifique dot de sa femme a eu l’idée « d’acheter » ses compétences. Infirmière et cuisinière à temps  plein chez l’opulent politique et son épouse, ma grand-mère, déjà d’âge canonique, vivait chez eux jour et nuit. Elle avait obtenu  la permission d’amener ma mère, la seule enfant encore auprès d’elle, lui offrant ainsi d’autres possibilités de développement personnel.
Mais ceci est une autre histoire.

13 commentaires:

  1. C'est pas si vieux, finalement... ou c'est moi qui le suis...
    J'en ai connu de ces trucs... la littérature au chiottes empalée à un crochet... et puis chez mon nonon, c'était pas au fond du jardin, mais entre deux vaches.... et les chansons en feuillets doubles, j'en ai encore une pile... et les Roses Blanches et pire encore Mon Vieux Pataud!!! Les chansons c'était dans les ateliers... Si je pouvais retrouver le Fils-Père!!! Tiens j'y vais....

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  2. L'histoire du puits me fait penser à certaines anecdotes que ma mère m'a rapportées sur la vie de mes grands-mères campagnardes... Mais si l'une était rieuse et a vécu longtemps, l'autre était usée et est morte à 50 ans. Je l'ai à peine connue et j'en garde un souvenir sévère, juste adouci par une ou deux scènes de complicité. Mais la vie ne leur avait pas fait de cadeau et la plus gentille, la moins armée, n'a pas eu la chance de vivre assez vieille pour connaître un peu de confort...
    J'ai bien aimé lire ce texte, gai, malgré tout! Merci!

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  3. Interesante relato; muy ameno ye entretenido.

    Un abrazo.

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  4. Mais qu'est-ce que tu vas raconter là, c'est ma maison que tu décris, pas de chauffage ni d'électricité, pas de frigo, pas de télé. Je me demande pourquoi c'est frisquet…

    Faut pas flaire attention à ces que j'écris, je crois que j'ai perdu la boule dans le dernier siècle. Et si ce n'était que la boule…

    Allez, un sourire pour toi ! C'était fort bien écrit. :-)))

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  5. Les aventures de voyages sans fin, comme votre passion pour l'art
    Félicitations

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  6. Tout cela me rappelle les vacances chez mon arrière grand mère, il y a bien longtemps. Le seul ravitaillement en eau était constitué par une source , située à trois cent mètres du jardin. L'eau arrivait par une rigole qui traversait un pré pour s'écouler dans un grand bac. Dans le pré paissaient des vaches qui parfois mettaient leurs sabots dans la rigole , empêchant l'eau de couler. Alors nous partions avec une binette pour trouver l'endroit où l'eau s'arrêtait et nous rétablissions la circulation.

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  7. Tus escritos son todos muy practicos y buenos para tus lectores

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  8. Ah ces waters de fortune je les ai fréquentés... Et puis aussi le cuvier vidé au jardin pour donner un compost très riche !!!
    Merci Manouche pour cette belle littérature !
    BISOUS

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  9. La ffotografia la realicé en un barrio de Buenos Aires

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  10. La naturaleza nos puede ofrecer muchas maravillas,lastima que nos la estamos matando

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  11. Les roses blanches m'ont fait pleuré aussi et pour moi cela reste lié à Berthe Sylva.

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  12. Tu m´as fait penser à L´Auvergnat de Brassens...
    Bizz, Manou.

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  13. Et ces temps semblent si loin....

    Bisous

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