samedi 4 avril 2015

La Roue tourne




J’avais l’habitude de déjeuner chez ce Routier qui répondait bien à la publicité « Les routiers sont sympa ». C’était l’époque où après avoir été d’infâmes bouibouis et avant celle où ils étaient devenus de coûteux repaires de bobos on y mangeait très bien pour des prix raisonnables. J’aimais  y retrouver, l’hiver, cette chaleur caractéristique qui venait de la cuisine avec des odeurs appétissantes. La buée qui se condensait sur les longues vitres naissait aussi de la chaleur de tous ces clients en gros pulls. Le porte- manteau croulait sous les canadiennes et les lourds manteaux de laine. J’aimais aussi la façon dont la serveuse guettait chaque entrée la saluant d’un cordial :
_ Bonjour-- combien de personnes ? Renseignée, depuis le comptoir, avec le sourire mais d’un doigt impérieux elle désignait la table adéquate.
J’avais droit en général à une « table pour un » dans le coin tranquille des voyageurs de commerce. Un peu à part des routiers qui se saluaient à grands cris et discutaient bruyamment d’une table à l’autre en enfournant la côte de bœuf maison ces solitaires goûtaient d’une pause tranquille dans leur journée de course à la vente.
Je n’avais pas leur allure et je voyais que malgré l’inévitable journal déployé à côté de leur assiette j’attirais des regards curieux. Cela ne me gênait plus. J’avais oublié que j’étais jeune et jolie…
 Je venais manger là parce qu’il fallait bien se nourrir que je trouvais l’atmosphère confortable, je ne m’intéressais guère aux personnes qui m’entouraient. Il y a bruit et bruit. L’entrainement à l’oral avec les stagiaires était épuisant dans l’écoute attentive, en général ils étaient très sympathiques et j’aimais mon travail. Mais quand je devais passer la pause de midi avec eux c’était vraiment pénible parce que chacun se défoulait, racontait sa vie jusqu’au moment, au dessert en général, où on me sollicitait pour que je raconte la mienne. Le sourire et l’optimisme prétendus contagieux faisant partie du job, j’inventais quatre bêtises qui faisaient rire et les soulageaient un peu de leurs problèmes. Il fallait embrayer sur le travail de l’après-midi où  je devais lutter  contre la fatigue. Je n’étais guère solide et mon état, dans la mouvance actuelle, aurait requis l’aide d’un psychologue et même d’une cellule de crise ! Ce n’était pas  la mode. Il fallait s’en sortir tout seul. Oui, le bruit ici il était intense mais diffus et ne me concernait pas directement. Un vrai lavage cerveau que j’appréciais chaque fois que dans ma journée d’animation j’avais la possibilité de déjeuner seule avant d’aller retrouver mes ouailles.

 J’ai levé la tête quand  la serveuse a crié :
_ Cinq-- tout est pris mais je vais vous arranger des petites tables au fond, suivez-moi.
Elle installe en un tour de main les nouveaux arrivés à côté de moi. La dame charmante, élégante,  me salue d’un sourire, le monsieur s’incline. Ce ne sont sûrement pas des habitués de ce genre de restaurant. Mon coup d’œil professionnel les classe rapidement à un autre niveau… un incident sur leur parcours où  cet arrêt n’était pas prévu ? Le couple face aux trois enfants devise tendrement et je bouche mentalement mes oreilles pour être sûre de ne rien saisir de leur dialogue. Les enfants, vraiment beaux, un garçon et une fille d’une douzaine d’années, le troisième, une petite fille, un adorable bout de chou de deux ou trois ans, croquent leurs frites avec un joyeux appétit. Une si jolie famille ! Le père, le bras posé sur le dossier de la chaise de sa femme, penche régulièrement  la tête contre son cou, lui parle à l’oreille. Elle rit doucement. Comme tous les enfants heureux ceux-ci émaillent leur discours de « papa » et « maman » parfaitement inutiles rien que pour le plaisir inconscient de les dire et de les entendre, qui me serrent le cœur à étouffer.

C’est bizarre aujourd’hui ils ont salé la salade de fruits.


11 commentaires:

  1. On s'y croit dans ton routier... Il me fait souvenir d'un "bougnat" de mon enfance...

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  2. Cuándo comenzamos a vivir,llega la parca y todo terminó

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  3. Il vaut mieux saler la salade de fruits que l'addition. Joli moment que ce repas.

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  4. La solitude, ça n'existe pas !

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  5. je l'imprime et je reviens te dire mon coeur dans tes lignes

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  6. Quand "Arlette" un film de Zidi fut en partie tourné au "Routier" du Plessis-Belleville le quotidien de ce paisible (trop) de l'Oise déborda de la marmite. Le carrefour de "La Bonne Rencontre" allait, peut-être nominé? Que nenni ce navet pelliculé n'ayant aucune prétention (objectif atteint) avait pour unité de lieu une infâme cambuse agrémenté de pochetrons velus.
    La ficelle (picarde) fut trop grosse à digérer et l'endroit, presque aussi sec, fermé. Non pas à cause du film mais plutôt à l'appel du fric entendu par le patron qui subdivisa l'endroit en appartements rénovés.
    M'incluant dans les susnomés (pochetrons) me reviennent les parole de Chevalier chantant "Ma pomme".
    Ma pomme,
    C'est moi...
    J'suis plus heureux qu'un roi
    Je n'me fais jamais d'mousse.
    Sans s'cousse,
    Je m'pousse.
    Les hommes
    Je l'crois,
    S'font du souci, pourquoi ?
    Car pour être heureux comme,
    Ma pomme,
    Ma pomme,
    Il suffit d'être en somme
    Aussi peinard que moi.
    Bzzz...

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  7. Tu as une très belle plume! Fiction ou réalité?

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  8. On dit que les larmes ont un goût de sel.
    Cette histoire m'a impressionnée parce que j'ai vécu quelque chose de semblable.
    Comme le dit Marie-Paule, tu as une très belle plume.

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  9. Chronique de la vie qui passe. Un beau texte comme je les aime. Bon WE de Pâques.

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  10. j'ai lu et comme tes lecteurs et lectrices je me suis régalée. Ravie de voir ma petite manouche dans mon coeur se faire des coupes déjeuners seule question de souffler. ou la référence au film et j'en ai tournée des films ou je servais less routiers un peu comme un madelon
    moi aussi j'adore c'est lieu et je m'y suis retrouvée comme si nous partagions la table mais étant plus disposé au silence pour profitez de tout de odeurs des visages des clins d'oeil parce çà pecho... ravie de recontacter avec ta plume . Gros bisous et merci pour la parole africaine .
    A bientptôt
    pas mal defifoto l'horloge entre l'objet et le coup sifflet du surmoi où du sergent des marines pour te rappeler à l'ordre . Kiss et belles paques

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