mardi 24 juillet 2012

Rééducations fonctionnelles.


Les taches d’ombre et de soleil se déplacent en souplesse comme le pelage d’une panthère à l’affut.
Les larges feuilles du catalpa dansent dans la brise de juin, la peau soyeuse de Claire brûle et se rafraichit au gré du vent. Allongée sur le transat, les yeux mi-clos  éblouis par ces fantaisies lumineuses, Claire rêve dans un demi sommeil. Elle a toujours été une contemplative  émerveillée par les beautés de la nature et celles que les artistes offrent à qui sait prendre le « plaisir des yeux »…
Aujourd’hui c’est différent elle tente de comprendre son attitude, que par moments elle qualifie de raisonnable, parfois de totalement aberrante. Pourquoi a-t-elle rompu brusquement et sans explication avec Alain, son doux amoureux… intermittent .A la seule pensée de son nom son cœur se pince douloureusement ; bien sûr ; elle l’aime toujours.
Folie évidente que de s’attacher à un homme marié. Comment résister à cette tornade de rires, de gentillesses et de baisers ? Etait-il  sincèrement amoureux ? sans doute ;  il y avait des années que cela durait. Claire avait vite réalisé que de toute manière elle représentait pour lui, au minimum, le cadeau appréciable d’une présence fidèle, d’un amour absolu dénué de griefs, de reproches, même de la plus modeste exigence. La présence d’Alain était uniquement source de joie, son absence de plus en plus difficile à supporter. Il ne lui cachait rien de sa vie conjugale, de leurs sorties, leurs voyages…
Elle était d’accord sur tout ; leur contrat verbal tenait en peu de mots : pour le meilleur pas pour le pire...  Puis il y avait eu l’accident. Il n’en avait rien su ;  Mme et Mr passaient un mois au Brésil, toute communication impossible. Alain et Claire cultivaient à l’égard des autres, par  jeu autant que par prudence, le secret absolu. Pas d’amis communs. Alain de retour de Rio  avait tenté de reprendre contact mais Claire avait condamné sa porte, son téléphone. Condamné aussi son cœur à souffrir d’une absence d’autant plus cruelle qu’elle l’avait provoquée. Elle ne supporterait pas de la part de son amant une gentillesse apitoyée, mieux valait trancher dans le vif… comme on l’avait fait de sa jambe juste au-dessous du genou.
Deux mois que ne retentissait plus le matin le tendre appel du portable, qu’ 'elle ne lisait plus de S M S pleins d’humour  qu’elle n’avait embrassé ses lèvres fermes , deux mois que sa maison n’était plus animée par l’harmonieuse silhouette d’Alain, égayée par sa voix sonore et joyeuse. Tout était donc fini. Cette boule douloureuse bloquant en permanence sa gorge ? l’accident certes, mais le manque d’Alain plus sûrement encore.
C’était l’heure du rendez- vous avec  le kiné .
Gérard Tournaire rangeait son matériel de soins à domicile dans le coffre de sa Twingo d’un modèle ancien. Jeune, grand, athlétique, bronzage de surfeur (qu’il est), tignasse ensoleillée au désordre savant et regard bleu pervenche. Une insulte vivante aux éclopés qu’il visite chaque jour. Il a mis au point un discours dévalorisant  sur sa personne qu’il détaille devant les plus atteints de ses patients sur le modèle nippon de : « mon indigne fils »…Quand il masse les lombaires du colonel Prescott il bafouille en anglais barbare(il possède pourtant parfaitement cette langue) ce qui réjouit le vieux militaire. Le rire, quel remède ! Gérard est une anthologie des extraits les plus désopilants de Coluche, Desproges,  il se renouvelle avec  la jeune génération, comme Tsamère et surtout Ferrari qui sait si bien tourner en dérision les situations les plus atroces…
- Bonjour, monsieur Loyé,comment va ce matin ? Le pauvre vieux grabataire sourit de toute sa bouche édentée ;
- Mieux quand je vous vois, et baissant le drap sur son petit corps étique dont Gérard mobilise les articulations, dites moi où en sont les amours de la boulangère ?
- Figurez vous que, pataud comme je suis, j’ai mis les pieds dans le plat, plutôt dans la pâte et…
Le vieillard  essuie des larmes de rire, sacré Gérard il en a toujours une bien bonne et le quart d’heure de soins, eux sérieux, passe trop vite.
Gérard reprend sa voiture de « fonction », personne dans sa tournée ne l’a jamais vu au volant de sa B MW qui dort toute la semaine dans le garage de son appartement de Deauville où il vit avec son amie, la jolie directrice de la B.N.P dont il ne parle jamais .J’ai tellement de défauts que je n’ai pas trouvé l’âme sœur, ment- il avec aplomb…
Non, non, ce n’est pas de la triche, il paie ses impôts  et  dans sa vie privée il est d’une scrupuleuse honnêteté, mais il estime devoir cacher dans l’exercice de sa profession, par une sorte de pudeur, son éclatante réussite dans tous les domaines.
Encore un vieillard, une dame aux os de verre, immobilisée par une fracture à problématique consolidation  et que Gérard manipule avec un art délicat.
- Vous prendrez bien une tasse de café, Josiane a fait des madeleines. Josiane, petite, sers donc Gérard, il a l’air fatigué. Ah ! Ces mémés, qu’il s’interdit d’appeler ainsi, elles sont tellement touchantes avec leurs attentions. Comment refuser ?
Maintenant c’est le tour d’un bébé affligé d’une bronchite sonore, Gérard doit appuyer sur le petit torse fragile aux fins d’expectoration. Cris vrillant les tympans.Si Gérard n’était pas persuadé des bienfaits de la manipulation il abandonnerait cet exercice qui le rend nerveux.
Dernière visite de la matinée, Melle Claire Vernal. Seulement de la joie.
Gérard la connaissait avant son accident, il l’avait débarrassée d’une douloureuse sciatique. Immédiatement séduit par la beauté, le charme de la jeune femme, Gérard avait su déceler chez elle l’éclat que seule peut posséder une femme amoureuse. Dommage, il aurait bien postulé au rôle d’accompagnateur de cette  ravissante artiste peintre qui vivait  apparemment seule…
 L’accident dont elle avait souffert avait secoué tout le village. La voiture  de mademoiselle Vernal avait été emboutie de plein fouet par celle d’un couple criminel. En face à la place du passager, le mari ivre mort, décédé, au volant sa femme avec, quand même, deux grammes d’alcool dans le sang ! La jambe droite de Claire Vernal avait été complètement écrasée par le moteur. Il avait fallu l’amputer, quel drame pour une si belle et talentueuse jeune femme. C’est son frère qui s’était occupé de son hospitalisation et de toutes les formalités administratives ; Claire en pleine dépression ne voulait rien savoir.
-Entrez, Gérard, la porte est ouverte, je suis dans le jardin. Un tableau de Monet… dans un fouillis de fleurs, allongée sur sa chaise longue, les béquilles posées contre le tronc de l’arbre, si gracieuse dans un confiant abandon, la patiente pour qui il aurait travaillé gratis ! Parfois sous la froideur distanciatrice du professionnel, l’homme a du mal à rester insensible… Le seul contact de la peau de Claire lui procurait une émotion intense, loin de nuire à la qualité des manipulations il savait qu’elle en augmentait l’efficacité.
- Dès la semaine prochaine, chère mademoiselle, vous viendrez l’après-midi dans mon cabinet pour des exercices plus dynamiques .Votre genou est parfaitement cicatrisé et vous prendrez rendez- vous avec un prothésiste. Très gentiment, Gérard prend son temps pour expliquer, son habituelle délicatesse, là particulièrement attentive, les progrès extraordinaires faits en matière de prothèse et comment, ainsi appareillée Claire pourra se déplacer normalement avec une apparence identique à celle d’avant l’accident.
-Vous êtes très gentil Gérard, mais croyez moi rien ne sera comme avant, ma joie de vivre a définitivement disparu. Pour une fois, lui qui a la répartie consolatrice facile, ne trouve rien à répondre. Cette jeune femme est vraiment désespérée ; il se sent impuissant.
La salle de rééducation Tournaire est réputée. On vient de tous les coins du département  y tenter de retrouver des fonctionnalités défaillantes. Gérard a gommé le côté salle des supplices inspirée de l’Inquisition avec une décoration colorée, un fond musical bien choisi, des distributeurs d’eau, thé et café et surtout sa présence bienveillante et ses conseils teintés d’optimisme.
Pour son premier jour, ce lundi, Claire se trouve entourée par les joueurs de l’équipe de foot venus se débarrasser de leurs contractures, d’une petite fille  sa poupée sur la poitrine qui exerce un triste bras atrophié sur des tenseurs  muraux. Deux dames d’un certain âge rodent leurs rotules neuves en bavardant avec animation. Des habituées sans doute. Claire doit muscler la cuisse de la jambe amputée, bien plus mince que l’autre. Ces exercices ne sont pas douloureux. Dans la vaste salle entourée de miroirs, les patients sont  tous égaux,  anonymes, définis seulement par leur prénom et leur handicap.
A sa droite, d’un footballeur qui pédale comme un fou émane une odeur qui la bouleverse ; le parfum d’Alain. Alain, toujours Alain.
Au bout d’un mois patiente et Kiné sont très fiers des progrès réalisés.
L’assistance se modifie régulièrement, les deux dames aux rotules rénovées ont disparu, de nouveaux visages  apparaissent. Aujourd’hui on installe à côté de Claire une jeune femme qui explique qu’elle sort à peine de l’hôpital après un accident de voiture,  bassin brisé il a fallu attendre pour lui placer une prothèse à chaque hanche. Elle se raconte d’abondance comme tous les rescapés de catastrophe. Ecoutant d’abord d’une oreille distraite Claire regarde avec attention cette patiente si bavarde au visage couturé de frais. D’une voix geignarde elle ressasse son malheur : elle a perdu son mari  dans l’accident où elle a été multi-traumatisée…Elle détaille sans arrêt les circonstances de ce choc dont elle se dit victime…
Avec horreur Claire réalise qu’il s’agit de la conductrice ivre qui a brûlé le feu rouge et  percuté son véhicule ; quelle garce !
 Une bouffée de haine monte, brûlant ses joues. Là, gisant non loin, étirée sur sa table par différents contre- poids gît celle qui lui a tout pris, son autonomie physique, et plus indirectement, privée de l’amour de sa vie, Alain… elle ne peut réprimer  un sanglot…
De séance en séance le ressentiment se transforme en un projet monstrueux.
Pendant qu’elle se livre machinalement aux mouvements répétitifs conseillés, elle échafaude un plan machiavélique. Jour après jour elle refait en imagination les gestes dont elle espère une amère vengeance. Elle a repéré, le système de poulies ; de câbles lestés de sacs de sable qui maintiennent en extension  son odieuse voisine. Elle met au point les gestes brutaux, d’apparence accidentels qui lui permettront, d’une béquille discrètement efficace, de détruire brutalement cet échafaudage. Elle jouit à l’avance, pendant qu’elle tournera innocemment à l’angle du couloir d’entendre  les hurlements démentiels de cette femme, les hanches arrachées…
A ce moment du scénario, le miroir, qui normalement doit permettre de contrôler la perfection des exercices, lui renvoie, au dessus de son genou martyrisé, un visage convulsé de haine, une bouche tordue par un ricanement silencieux, un regard aiguisé par la méchanceté…Ce visage elle sait que ce sera le sien pour toujours. Claire a peur d’elle-même mais elle ira jusqu’au bout.
C’est pour aujourd’hui décide Claire.
A coté, cette pauvre idiote qui déblatère et niaisement fait participer toute la salle à son plaisir de progresser  ne sait pas ce qui l’attend !
Claire tout en s’appliquant à sa musculation-alibi  rumine encore une fois son plan.
Le téléphone sonne, par la porte vitrée de son bureau on voit Gérard répondre, il entre dans la salle, s’approche de Claire :
-Aujourd’hui  ce n’est pas votre frère qui viendra vous chercher c’est un certain Alain qui vient d’appeler.
Alain !
Le soleil se lève dans le cœur de Claire, dans le miroir son visage sourit, heureux, celui qu’elle aura dorénavant.



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15 commentaires:

  1. Naaaon, je veux que l'autre connasse crève ! Mrfhghrgn.
    :0)

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  2. moi aussi !!!!! tu es trop gentille

    bisous

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  3. je rêve, ou malgré la guibole en plastique , ça se termine " bien ", comme on dit dans les contes de féeS ?( je mets plusieurs fées, c'est mieux)
    pouequoi les autres sont-ils en colère ????
    bisous

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    1. C'est vrai que nous, les filles, nous sommes des gentilles...

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  4. Joli nouvelle : on marche !... Moi, ça ne me dérange pas que cela finisse bien. L'important est qu'on frôle l'horreur et qu'on se demande comment ça va finir...

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  5. Et, en plus, le titre est très bien... (Désolée pour le "e" qui manque dans le commentaire au-dessus). C'est fou ce qu'on fait des fautes sur le Web!)

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    1. Chère Monika "e" ou pas "e"...
      "L'important c'est la rose", merci de me l'avoir amenée.

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  6. J'adore le "corps étique", et tic!
    Sinon avec ces histoires de membre fantôme...
    En avant l'imagination!

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  7. encore une de ton cru, manouche signe je te prie tes textes.
    je la copiais , je lis mieux sur papier et je te ferai retour
    bisous
    merci pour ton commentaire sur le couper la langue toi la manouche des Sainte marie de la mer. kiss

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  8. Hay algunos detalles que se me han escapado, hace tiempo que no leo nada en tu idioma. Pero tu blog me está haciendo volver al buen camino. Así que lo releeré con el diccionario junto a mí.
    Me ha gustado esta historia.

    Accolades... era esa la palabra, no? :-)

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  9. L'amour, ça lui fait une belle jambe à notre amie Claire?
    C'est clair ?
    Henri

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