Conversation -21- avec Cora .

- Oh Cora, je suis désolée, je vous réveille, mais la porte était ouverte…

-Quel plaisir de te voir, tu ne me déranges jamais. Je dois l’avouer, oui je dormais. Depuis qu’il fait si chaud la courte sieste que je m’offrais après le déjeuner s’est muée en heures de sommeil.

- Ce n’est pas bon cela Cora, votre médecin a dû vous le dire.

- Ce n’est pas bon … c’est délicieux ! Je vois mal comment je pourrais meubler plus agréablement la solitude des longues journées caniculaires. J’ai plein de recettes quand les douleurs sont elles aussi somnolentes pour rêver plus ou moins éveillée.

- Des recettes ?

- Oui, je prends un thème que je travaille de différentes façons dans une douce torpeur.
 Actuellement je joue à « La dernière fois ».Vois-tu, presque toujours, on ne vit pas à fond dans l’instant, heureusement, les événements désagréables et malheureusement les moments de bonheur. Comme des objets d’art ils prennent plus tard toute leur importance.

- Expliquez-moi avec un exemple ?

-Commençons avec quelque chose de facile. As-tu pratiqué une activité que tu aimais beaucoup et à laquelle tu ne peux plus t’adonner ?

- Oui… petite j’allais beaucoup à la patinoire mais, jeune conductrice, j’ai eu un accident de la route, ma cheville endommagée ne m’a plus permis de patiner.

- Tu as donc vécu quelque chose que tu ne connaitras plus jamais. Imagine la « valeur » que prend ce moment puisqu’il est le  dernier  de son genre... Tu l’as vécu alors comme anodin, normal, tu ne l’as pas savouré à sa juste valeur. Alors maintenant essaie de te rappeler ce qui s’est passé la dernière fois que tu as évolué sur la glace avec tous les détails dans l’action et tes émotions d’alors.

- J’ai du mal…oui, peut-être, oui, oui j’avais des nouveaux patins offerts à la Noël, et puis, et puis…

-Tu vois que tu as de quoi recréer petit à petit ce moment magique qui fait partie de toi, à ranger dans ton armoire à vécu. Ma petite-fille à ton âge il suffit d’une boîte à biscuits alors que moi j’en ai rempli toute une armoire normande ! Des dernières fois j’en ai en masse, leur rythme se multiplie au fur et à mesure que je vieillis. Je suppose que nous sommes tous pareils et sachant qu’un plaisir même minime nous sera rapidement refusé on le déguste avec gourmandise prévoyant qu’il ne reviendra pas. Autour de nous on prend pour une naïveté sénile l’enthousiasme parfois manifesté par des personnes très âgées pour un motif qui parait futile. Les « adultes », surtout les plus savants, parlent de « l’avidité des vieillards » dans tous les domaines. Ils s’en scandalisent. S’ils vivent assez longtemps ils connaitront aussi cette jouissance du moment, cette joie encore une fois éprouvée dont on sait qu’elle ne se reproduira plus.

- J’ai compris. Dites moi quand même quelle dernière fois  vous avez reconstituée ?

- Dis donc, coquine, c’est intime tout cela mais  je peux te confier que je viens de mettre au point ma dernière "paella monumental" avec l'ami Armando d'Ibiza...

- Mais c’est triste ! Pourquoi se rappeler de ce qu’on ne pourra plus faire ?

-Tu le sais je ne suis pas particulièrement passéiste et je ne vis pas dans les souvenirs, mais la dernière fois c’est un autre jeu. C’est le rappel d’avoir eu chance de la vivre !

- Même si c’est triste ?

- Même si c’est triste, c’est du précieux vécu.-Peux-tu me donner encore un verre d’eau, quelle chaleur ! Allez, petite, oublie ces dernières fois échappe toi pour vivre, je te le souhaite, un vrai conte qui commencerait par « Il était une fois »…

- Cora, à qui est cette canne près de la porte ?

- A moi, je m’en suis servie aujourd’hui pour…la première fois.