Le René et sa femme Adrienne avaient emménagé depuis l’an dernier au
second étage d’un immeuble ; plus que neuf, inachevé.
Cet édifice hideux à la prétention architecturale offensante sur cette
superbe promenade en bordure de Méditerranée était un de ces prototypes de la
folie immobilière qui avait saisi l’Espagne en ses années fastes !
Achetés ou loués avant d’être terminés. Les agences immobilières qui
se multipliaient proposaient à des prix imbattables des vastes
superficies, des aménagements modernes qui sentaient le plâtre humide et
la sève des pins fraichement sacrifiés dans les huisseries. Ces ensembles
de barres inesthétiques se dressaient sur des espaces en chantier ou les tas de
sable voisinaient avec les brouettes et les bétonnières dans un fouillis de
ferrailles diverses …
Par contre le parking du complexe, encore dépourvu de barrière, était
soigneusement aménagé, les promoteurs, dans leur voracité, comptant sur une
clientèle plus intéressée par la sécurité de son véhicule que par des massifs
fleuris.
C’était bien pensé.
Le bloc où résidaient René et Adrienne était habité au fur et à mesure de
l’avancée des travaux par des retraités français affamés d’espace et de soleil,
heureux d’avoir troqué leur minable deux pièces de banlieue contre cent-
cinquante- mètres- carrés-bordure- de- mer qui ne leur coûtait pas plus
cher ! Ils étaient là si nombreux que cet espace communautaire avait été
baptisé par les autochtones « La vieille France ».
Certains de ces couples âgés s’étaient parfaitement intégrés à la vie
locale, les messieurs, nationalités confondues discutant politique se
retrouvant
al Casino , les dames échangeant des recettes de cuisine et
les photos de leurs petits- enfants
. Ces retraités louaient la
gentillesse des habitants, les horaires fantaisistes, l
es tapas, les
brazos
de gitanos, et la
cerveza San Miguel… Les grands- pères
partageaient les parties de pêche et les grands-mères ne pouvaient plus se
passer du
paseo à la fraiche, bras- dessus, bras-dessous en
suçant des
sugus….
René et Adrienne étaient d’une autre espèce, de ceux qui ne s’intègrent pas,
amènent avec eux leurs idées bornées, leurs petites manies qui se traduisent en
critiques imbéciles d’une incommensurable mesquinerie.
René passait ses journées en faction au balcon au-dessus de « son »
parking en interdisant l’entrée à grands cris et gesticulations. Les seuls
mots d’espagnol qu’il avait appris étaient
privado et p
rohibido.Il
les hurlait à longueur de journée.
Un voisin d’étage avait demandé à Adrienne, mi-sérieux, mi-goguenard, si son
mari avait été adjudant dans l’armée ou était retraité de la police…Mais non
rien de semblable, seulement il succombait à un défoulement d’autorité rentrée
au bout d’une vie passée, en public et en privé, à courber l’échine.
Dans l’ensemble les résidents, mis à part quelques oreilles délicates, se
satisfaisaient de cette manie qui préservait leur bien commun de toute
intrusion étrangère.
Tous les matins le René prenait position jouissant particulièrement les
dimanches d’affluence de refouler les automobilistes qui ne pouvaient pas se
garer sur la promenade.
Ses vieilles mains osseuses s’agrippaient à la rambarde du balcon avec
la même énergie terminale que les serres d’un oiseau mort sur une branche.
- Non, Non, interdit !! Le parking est PRIVADO ! Stationner
PROHIBIDO !
C’était sa vie à ce vieil homme d’observer ceux, qui, penauds s’excusaient
d’un geste pacifique, ceux qui repassaient l’entrée sans rien dire, ceux qui
s’offraient avant de repartir le luxe d’un doigt d’honneur…
Après déjeuner et une courte sieste il reprenait sa faction gueulant à
pleins poumons : PRIVADO, PRIVADO ! PROHIBIDO !
Cet après-midi il était particulièrement excité par l’abus du vin local,
qu’il traitait de bibine mais éclusait par bidons de cinq litres. Accroché sur
son balcon, le torse projeté vers l’extérieur il avait repris ses invectives de
plus belle.
Un quatre-quatre luisant de toute sa noire carrosserie, entrait sur le
parking et se garait juste sous le balcon de René, quelle audace !
Les bras en moulin à vent et les cris furieux le René
vociférait :
- Sortez tout de suite, parking PRIVADO !!
Emporté par son élan colérique il passe par-dessus le balcon et va s’écraser
juste devant le mufle impassible du superbe véhicule. Désarticulé, il git dans
une mare de sang. Attroupement, cris divers. Adrienne, accourue en larmes toute
tremblante tient la main de son mari agonisant :
-Je t’en prie, je t’en supplie, dis- moi quelque chose … et dans
son dernier souffle, René :
-…Prohibido… privado...