I
Comme tous les ans c’est la corvée du dimanche de Rameaux,
l’inévitable visite à tante Adèle.
Les enfants ont rechigné pour m’accompagner et je les comprends très bien. Conduire m’ennuie
,je pense que j’aurais pu employer ce dimanche à marcher dans la campagne. Dans
la voiture, derrière moi, Lucie froisse les feuilles du bouquet de laurier
sensé protéger tante Adèle. Je n’ai pas eu le temps de le faire bénir, peu
importe pourvu qu’elle y croie. Jules pleurniche dans son doudou, à six ans cela devient
ridicule cet attachement à un bout de foulard, sucé, effiloché et qui pue.
Tante Adèle habite seule une espèce de vieille baraque couverte d’une vigne-vierge
anémique qui, en plus, assombrit les
pièces au fouillis innommable. Pauvre femme, comme elle a vieilli depuis l’an
dernier ! Les enfants refusent de l’embrasser, impressionnées par les
poils rêches qui ornent son menton. Ses joues toutes plissées tremblotent quand
elle mange sa part de tarte aux fraises. Cette tarte que je partage au bord de
la nausée est sans doute le reste d’un cadeau de la semaine dernière que lui
aura fait quelque voisine, tant elle est aigre, la tarte bien sûr mais je ne
pense pas me tromper en pensant que la voisine l’est aussi.
Dans l’air raréfié flotte une odeur de soupe au chou matinée
de relents dont je comprends la source en buttant contre un chat obèse tout
pelé dont le ronron rappelle une
crécelle désaccordée.
Les enfants se sont enfuis dans le jardinet broussailleux ou
agonisent quelques rosiers sauvages. Assise dans un fauteuil bancal je dois
faire semblant d’écouter le radotage de la vieille. J’avais espéré en vain
qu’elle ne sortirait pas la boîte en fer
de galettes bretonnes qui contient ses photos. Elle ne m’épargne rien surtout pas le cliché où j’apparais,
adolescente à gros genoux la tenant par le bras d’un air stupide. Le temps se traîne,
ma montre reluquée sans arrêt m’indique que je dois être encore patiente. Adèle,
petite silhouette tordue me demande de la suivre dans sa chambre. Je retrouve sur
le hideux papier fleuri toute cette galerie de portraits d’ancêtres dont
certains soldats, armés jusqu’aux dents aux gueules impossibles. Sur la commode
en bois fatigué qui a bien trois cents ans, elle prend une bourse en velours râpé, en tire une broche,
un camée démodé, la pose dans ma main avec un large sourire de sa bouche
édentée. Je fourre cette horreur dans ma poche et sans remercier j’appelle les
enfants ravis de reprendre la route.
II
Comme tous les ans, le dimanche de Rameaux je cède à la
sympathique coutume de rendre visite à tante Adèle.
Les enfants sont ravis de m’accompagner, je les comprends très bien. La route est
agréable et je ne regrette pas mon footing dominical habituel. Dans la
voiture, derrière moi, Lucie tient précautionneusement le bouquet de laurier
qui protégera tante Adèle. Je suis allée le faire bénir spécialement,
respectant la foi profonde qui anime ma chère parente. Jules rit en suçotant
son doudou, c’est trop mignon comme à six ans il est encore attaché à ce foulard
de soie qui a beaucoup vécu et garde encore un peu de mon parfum.
Tante Adèle habite seule un ravissant cottage recouvert à
l’anglaise d’une antique vigne-vierge qui projette une ombre agréable dans les
pièces joliment meublées. Quelle femme étonnante, elle n’a absolument pas
changé depuis l’an dernier ! Les
enfants lui sautent au cou, embrassant sa peau encore veloutée. Son visage
toujours ferme sourit pendant qu’elle mange sa part de tarte aux fraises. Cette
tarte que je partage avec délice lui a sans doute été offerte par une de ses
voisines, elle est vraiment bonne, la tarte bien sûr mais sans nul doute, la
voisine aussi.
L’atmosphère est parfumée par l’odeur reconnaissable de la
lavande que ma tante diffuse même dans le pelage soyeux de son beau matou
angora qui ronronne harmonieusement sous
mes caresses.
Les enfants sont allés
courir dans le jardinet plein de charme où, dans un désordre artistique, les rosiers reverdissent.
Confortablement installée dans un fauteuil j’écoute avec plaisir le babil
charmant de ma tante. Je suis heureuse qu’elle ressorte la boîte ancienne qui
contient ses photos. Je les regarde toutes avec jubilation en particulier celle
où, gracieuse adolescente, je la tiens par le bras avec un sourire ravi. Le
temps passe trop vite ma montre, que je voudrais oublier, me rappelle que je
vais devoir m’arracher à ce plaisir. Adèle, qui se tient encore bien droite, me demande de la suivre dans sa chambre. Je
retrouve sur la joyeuse tapisserie fleurie
cette touchante galerie de portraits d’ancêtres dont de vaillants militaires aux visages
virils. Sur la superbe commode en acajou d’époque Empire elle prend une bourse en velours brodé, en tire une
broche, un camée d’une grande valeur, la pose dans ma main avec, en cadeau
supplémentaire, un regard lumineux. Ravie, j’accroche immédiatement le bijousur le revers de ma veste en la
remerciant, les larmes aux yeux.
J’appelle à regret
les enfants, désolés comme moi, de partir si vite.