- Bonjour ma chérie, nous voilà arrivées au terme de nos entretiens de mémoire. Je t'avoue que cela m'attriste, j'y avais pris goût.
- Moi aussi, sincèrement, ma chère Cora.
- Je dois reconnaître que je ne suis pas passéiste et que si tu ne me l'avais pas demandé j'aurais laissé dormir ces souvenirs, mais ta compagnie est bien agréable.... je dois aussi confesser le pêché du plaisir de parler et d'être écoutée...
- Allons Cora, ces coquetteries ne vous vont pas au teint, racontez-moi plutôt la Libération comme vous l'avez vécue.
- La date officielle est le 8 mai 1945 mais pour nous elle a été effective bien plus plus tôt. Dès le débarquement des alliés en Normandie et la reconquête de Paris en juin 1944 les changements étaient importants. D'abord les troupes d'occupation se repliant vers le nord il n'y avait pratiquement plus de soldats en ville. Certes, il y avait encore des échauffourées de ci de là entre maquisards et fuyards. Des horreurs perpétrées à la dernière minute par des allemands avec la fureur du désespoir mais petit à petit l’horizon s’éclaircissait. Les maquisards, maintenant au grand jour, regagnaient des villes comme la notre, des hommes jeunes, armés ou non, reprenaient possession des rues, assuraient la sécurité...Les nouvelles arrivaient en masse, souvent portées par des hommes au brassard tricolore juchés sur de vieux vélos...
Parmi ceux qui avaient effectivement pris le maquis et combattu dans l'ombre il y avait les opportunistes faisant peau neuve en enfilant le brassard "F.F.I". Pire, les portes des prisons des villes reprises avaient été ouvertes à l'attention des détenus politiques mais avaient bénéficié à toutes sortes de " droit commun" plus ou moins dangereux. Sans oublier les camps de la région qui avaient abrité successivement des espagnols, des juifs, des roms, des anglais,des homosexuels... et dont les barbelés tombaient enfin.
- J'imagine le désordre !
- Je crois que ce n'est pas possible, il faut l'avoir vécue cette effervescence, cette folie, cette furieuse envie de revanche, cette violente envie de vivre . C'étaient mes premiers bals et nous dansions sous les platanes de la place, toutes générations confondues. Quel été magique ! Nous ne voulions plus écouter les mauvaises nouvelles qui arrivaient encore, tout à la joie de savourer les bonnes, de retrouver petit à petit nos prisonniers , nos déportés, nos amis juifs dont ma chère Rachel et sa famille.Des couples cruellement séparés pendant des mois, des années, se reformaient dans l'allégresse. La musique était omniprésente et nous étions "libérés" de Tino Rossi et autres vieilles javas avec la découverte des crooners américains et de l'orchestre de Cole Porter, de Glenn Miller....Tout était swing !
Petit à petit le ravitaillement revenait bien que contingenté.
Je dois confesser que pendant la guerre et l'occupation j'ai eu une dent contre les paysans. Ils avaient pris conscience de leur importance en tant que possesseurs du VITAL, troqué leurs complexes d'infériorité contre une orgueilleuse condescendance vis à vis des citadins. Il fallait les supplier pour obtenir deux œufs ou un chou pommé cédés à prix d'or. Les allemands payaient bien et constituaient une clientèle prioritaire. Le marché noir n'était ouvert qu'aux riches. Je me souviens d'avoir enragé quand ma mère avait du "troquer"en dernière ressource un costume de mon père, tissu d'Elbeuf, en excellent état. Après des palabres sans fin et les jérémiades exécrables sur la dureté des temps de la fermière, nous étions reparties avec un verre à vin "presque" rempli de graisse de porc.Point. A ce propos pour faire "bien", la participation à la résistance de certains se résumait au fait de baptiser leur cochon Adolf. Certes tous ne s'étaient pas enrichis mais nous nous étions bien moqués de ceux qui faisaient la queue, tête basse, devant les banques avec leurs lessiveuses pleines de billets au moment du changement de monnaie !
- Je croyais que cette histoire de lessiveuse n'était qu'une légende.
- Ah non, je l'ai vu et je n'ait pas été la dernière à siffler ces opulents profiteurs de la misère des autres.
Tu me trouves dure ? Il faut avoir eu une adolescence à crampes d'estomac perpétuelles pour comprendre. A propos , un jour d'opulence, les denrées revenant, Maman s'offre le luxe de me demander : "Qu'est ce qui te ferait plaisir"? J'ai du lui faire un grand sourire à travers, je me rappelle bien, l'impétigo de carence qui couvrait mon visage :
- " J'aimerais de la mayonnaise". J'adorais cela avant guerre. Quel régal cette douceur retrouvée ! Je déguste l'équivalent d'une cuillère à café de cette merveille avant de succomber à une violente crise de foie. La soupe d'orties au "pain-caca" longtemps notre quotidien, n’était pas exactement ce qu'il fallait pour entrainer les fonctions digestives !
Arrête, ris avec moi, je ne joue pas "Les misérables", c'est vieux tout ça ! Les adultes étaient tellement heureux, dans cette monumentale pagaille, après tous les règlements contraignants, de retrouver la liberté de mouvement, de parole, la lumière, le bruit... Et nous, les jeunes, de faire connaissance avec toutes ces exaltantes nouveautés. Je me souviens entre autres de cette extravagance : nous nous exposions au soleil et faisions les tout premiers concours de bronzage !
Mon père et les hommes du réseau Baradat, eux, ne participaient pas à cette insouciance toute fraîche. Il fallait penser à gérer le présent, prévoir l'avenir, choisir dans ce joyeux chaos les éléments d'un retour décent à la normale. Il fallait, conséquence de haines refoulées, contrôler des abus avant que le balancier revienne à l'équilibre. C'étaient les moins valeureux qui se livraient à cet exercice de piètre vengeance appelé "épuration".
Ainsi le jour-même de ce merveilleux été 44 où notre ville a été considérée comme libérée certains éléments ultra-violents parmi lesquels ces faux maquisards hurlant leur haine avaient décidé de pendre le maire, collaborateur notoire, au grand saule près du pont. Mon père et ses amis décidés à en finir avec la violence et qui ne voulaient pas entrer dans la spirale des règlements de comptes ont du se battre, à contre cœur pour le protéger. Mis à l'abri, cynique, il a dit à l'oreille de mon père :-"Je n'ai aucun souci, ces cons me rééliront aux prochaines municipales".
- Non !
- Si ! Exactement comme il l'avait prévu ! Plus terrible, après ce sauvetage mon père et son groupe sont arrivés trop tard pour empêcher un autre drame. Tu as du lire quelque part l'histoire de ces pauvres filles qui n'étaient pas des Mata Hari mais des malheureuses incapables de refréner leurs besoins couchant avec les seuls hommes disponibles, les allemands? La honte est que des lâches, va-t-en guerre après la bataille, ici un "bataillon spécialisé" d'inconnus de nos villages, faisaient le tour du pays avec ciseaux et rasoirs. Oui, hélas, il y a eu des hommes et des femmes que nous connaissions et n'imaginions pas aussi sauvages, pour désigner à leur vindicte des jeunes femmes littéralement mortes de peur... ce qui les faisaient rire...Tondues, déshabillées, injuriées, promenées dans les rues en larmes certaines n'y ont pas survécu.
- Eh bien, pour celles qui ensuite ont donné le jour à des petits "boches" la vie a du être bien difficile.
- Tu sais celles qui ont eu, plus tard, des petits "amerlos" n'ont pas été bien aidées non plus...
Voilà, ma petite fille quelques souvenirs . Je ne voudrais pas que tu croies qu'il reste une once d'amertume dans mon cœur. Il y a belle lurette que j'ai fait la paix avec le monde rural ! Plus sérieusement...dès 1945 a été fondée par des amis très chers la "Fédération des villes jumelées" (à laquelle j'ai appartenu plus tard). Les premières villes martyres à se rejoindre étaient des cités allemandes et françaises dont les enfants s'étaient battus les uns contre les autres. Ce mouvement fraternel, apolitique, a fait beaucoup pour la consolidation de la paix et le pardon bilatéral. Ne t'inquiète pas je n'appelle plus un allemand un boche... De même je suis scandalisée de cette stupide mode de la "Repentance " qui oblige des générations innocentes à demander pardon pour les fautes de leur pères. C'est d’autant plus stupide qu'il n'y a plus personne pour l'accorder, ce pardon !
Se souvenir, oui, rester sur ses gardes aussi.
Notre Europe est là en partie pour cela . Je vois ton mouvement... certes elle n'est pas parfaite mais elle est au moins le garant de la paix entre proches voisins.
Je me souviens d'un petit livre écrit part Robert Schumann, étudié pendant ma maîtrise de droit ( nul n'est parfait) et qui traitait de l'Europe "politique et sociale". Nous en sommes encore loin mais il faut y croire et œuvrer pour sa réalisation.
- Eh bien Cora je ne m'attendais pas à un tel plaidoyer ! Vous savez que je vais m'ennuyer sans nos réunions.
- Viens quand tu voudras discuter de thèmes contemporains si cela t'amuse d'avoir le point de vue d'un dinosaure. N'attends pas trop longtemps, j'entends, comme dirait Brel, les derniers tic-tac de l'horloge du salon...
Magnifiquement écrit, on se prend à ne pas pouvoir arrêter de lire. J'ai été tellement absent que j'ai manqué les épisodes précédents. Mais ça ne fait rien, celui-ci est un vrai bijou.
RépondreSupprimerMerci Roger. Du no 0 au no 13 tous les épisodes se trouvent sur ce blog dans le courant des derniers mois.
Supprimerje suis comme le Roger. nous v'la bien
RépondreSupprimerbon il va faloir trouver reméde à cela très vite surtout que j'adore ta plume.
gros bisous
A tous les amis qui ont eu la gentillesse de laisser un commentaire à propos de cette série d'entretien, je dois, modeste intermédiaire, transmettre les remerciements de Cora pour le bonheur qu'ils lui ont procuré.
RépondreSupprimerCe fut une intense tranche de vie. L'époque fut difficile. Bravo pour avoir raconté avec talent ces années de guerre et merci à Cora.
RépondreSupprimerbelle façon que de réviser ainsi avec tes textes son histoire de France et d'apprendre aussi bellement plein de choses
RépondreSupprimerbizzzzz