vendredi 8 juillet 2016

Vocation



Il gisait sur le lit mou et moite, s’enfonçant dans cette douceur malsaine avec trop de paresse pour bouger.Les volets clos sur l’intense lumière du jour laissaient passer une lumière floue dans laquelle dansaient des poussières. Quand il laissait filtrer son regard entre ses cils humides il était fasciné par la valse rapide des pales du ventilateur fixé au plafond au dessus du lit. Son ronronnement berceur lui paraissait tout à coup coupé par quelques ratés. Ouvrant plus grands les yeux avec une sourde angoisse il imaginait  sur lui la chute brutale de ce hachoir géant… Paralysé par la torpeur et une toute nouvelle angoisse il imaginait sa chair, ses os  pulvérisés, l’odeur des liquides infâmes dégoulinants sur les draps, la bouillie rougeâtre sur les murs…

Une question lui traversait l’esprit : que resterait-il de lui dans cette chambre quand sa partie charnelle ne serait plus qu’un infect tartare ? En vérité pas grand-chose. En cet instant barbare il était assailli par un salmigondis de pensées fuyantes aux lignes fondues par la chaleur violente avec des présents aux contours incertains et des passés encore plus fumeux qu’un mirage saharien…

Enfin il parait que le passé conditionne le présent, alors…


Le premier souvenir était à ce point récurrent qu’il se demandait si, à force de remémorations dans des circonstances diverses, il avait encore quelque chose d’authentique. Pour le principal, oui, sans doute. Il se voyait, recroquevillé dans un coin de la cuisine, sur les carreaux bleus et blanc si froids que ses genoux tremblaient, ou peut être était ce de peur. Très grands, là haut, son père et sa mère se faisaient face. Son père poing levé hurlait, tout rouge, avec de grosses veines sur le visage. Maman pleurait, un œil fermé qui virait au violet. Lui, tout petit, impuissant pleurait aussi, les supplications qu’il croyait adresser à son père restaient coincées dans sa gorge tétanisée. Cela avait duré une éternité. Au fil des ans cette scène se reproduisait régulièrement sous ses yeux effarés. La haine que lui inspirait son père grandissait  ainsi que la pitié pour sa mère, pitié teintée de mépris : comment pouvait-elle se laisser maltraiter ainsi ? Lui, paradoxalement, se réfugiait à l’école, à l’église… on le  citait comme l’élève modèle : « Ange est tellement sérieux et appliqué, répétait la Directrice et, sur le ton de la confidence, levant les yeux au ciel, pourtant dans son milieu… ». Oui, son père l’avait fait baptiser Ange en souvenir d’un lointain ancêtre sicilien. Quand Monsieur le curé le prenait sur ses genoux il disait : «  Mon Ange »...
Il haïssait la directrice comme le curé. Même le « Bon Dieu » ne parvenait pas à pénétrer dans son cœur fossilisé.

Le second souvenir marquant c’est le jour de sa Communion Solennelle que ses parents avaient décidé de marquer après la cérémonie par un repas avec parrain et marraine. C’était presque un repas normal. Cette hypocrisie criminelle lui soulevait le cœur. Il savait, jour de fête ou pas, comment s’achèverait la journée, invités partis, entre sa mère résignée et son père aviné. A propos, ce dernier se levait de table, claironnant : « Je vais chercher une autre bonne bouteille à la cave ». Ange le suivit discrètement et le poussa de toutes ses forces du haut de l’escalier de pierre. Puis il dévala les marches et s’assura que son père, étalé dans une flaque de sang ne bougeait plus avant de crier au malheur. La mère pleurait à gros sanglots ! Le soir même Ange quittait la maison.  Pour  cette famille chrétienne, quelle journée et quel horrible drame commentait-on dans le village, à l’école, à l’église…

Le troisième souvenir, après quelques années de galère, c’était la rencontre avec Luciano Manfredi. Près de ce Capo reconnu et respecté de la pègre internationale Ange avait trouvé sa vraie famille. Dévoué corps et âme à Luciano qui malgré son jeune âge l’avait intégré parmi ses proches. Ange à défaut d’être heureux (il ne savait pas vraiment ce que c’était) avait trouvé  là un équilibre appréciable …


La  sonnerie du réveil fit vibrer l’air gluant. Ange récupéra en une seconde son long corps athlétique et se précipita sous une douche froide. Il rasait sa barbe, encore légère, et le miroir lui renvoyait l’image d’un jeune visage aux traits harmonieux et sereins.

De retour dans sa chambre il relut encore une fois les documents relatifs au client du jour, l’ayant pisté ces dernières heures il n’avait plus besoin de voir la photo jointe. Une bonne tête le type. Comme pour tous les autres contrats auparavant, Ange ne s’attarda pas sur le cliché qu’il brûla avec le reste dans le lavabo de cette chambre anonyme qu’il ne reverrait plus.

Ange prit sa mallette avec son arme qu’il avait vérifiée la veille. Comme toujours il était parfaitement calme, il ferait son travail proprement et Luciano reconnaîtrait en lui, une fois de plus, le meilleur de ses effaceurs.








6 commentaires:

  1. Si c´était si simple...
    Mais hélàs...

    Bizz, ma gitane.

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  2. Es que en el fondo, era una buena persona... y si hubiera tenido un mejor padre...

    Besos

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  3. La familia nos puede ayudar en nuestros momentos más dificiles

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  4. además de mucho, mi francés no da para tanto.

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  5. Je trouve cet effaceur très... marquant.

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  6. Quelle histoire, on attend la suite
    A+ Nicole

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