Son dentier le fait horriblement
souffrir. Bientôt soixante dix ans. Didier sait parfaitement à quoi il
ressemble. Sa haute silhouette s’est courbée par l’effondrement de la
musculature, sa minceur est contrastée par l’enflure généralisée de toutes ses
articulations. Il regarde tristement ses mains torses sur lesquelles courent
les veines noueuses. Son visage ? Didier ne le voit plus guère qu’en se
rasant, des rides profondes dans une peau très brune, son regard bleu glacier
est toujours aussi pâle, significatif de son origine.
Non, il ne souffre pas « du
regard de l’autre », il n’y a pas d’autre, il vit seul, maintenant par
confortable habitude, autrefois par force, lui le « fils du boche ».
Pourtant c’est l’enfant du pays
il est né à Orain et son accent rocaille comme celui des autres.
Il n’a pas connu sa
mère « morte de honte » vite après sa naissance. Recueilli,
élevé à la dure par les époux Latruche.
On lui dit : oublie, c’est
loin tout ça… mais comment ne pas se souvenir des quolibets à l’école, des
rebuffades dans les bals champêtres, de son célibat, du manque d’enfants. Après
le brevet il est entré chez « Bosquets et Jardins », le pépiniériste.
Toute sa vie il a travaillé la terre, semé, planté dans la compagnie familière des
arbres et des fleurs.
- C’est à vous ; Monsieur
Lalanne, la jolie assistante du dentiste le fait pénétrer dans le cabinet.
- Bonjour, M. Lalanne, ouvrez
bien la bouche ordonne le stomatologiste. Heureusement il n’y pas du genre à
poser des questions mettant dans l’embarras le malheureux patient béant dans
l’incapacité de répondre. La « réparation » est rapide. Ici je suis M. Lalanne en fait, je suis
Didier le fils de Paulette Lalanne et de l’ober lieutenant Hermann Steubel,
lui, mon père, mon soldat inconnu.
Il a à peine le temps de remettre
en ordre sa belle chevelure neigeuse avant de prendre la Rue de l’Église pour
son rendez vous avec mademoiselle Danièle. Tout en avançant de sa longue foulée
d’homme de plein air il se remémore les circonstances de leur connaissance. Le
père Latruche l’avait traîné à l’école primaire et laissé entre les mains de sa
maitresse. Il était tétanisé, elle avait du lui relever le menton, mais quand
leurs regards s’étaient rencontrés un courant de sympathie profonde les avaient
reliés. Ne compte pas les années Didier ! Le père et la mère Latruche
avaient bien ri quant après le brevet mademoiselle Danièle leur avait conseillé
de laisser Didier continuer ses études « grâce à sa vive
intelligence ».
– Ça peut pas nuire, s’étaient-ils esclaffés mais on
n’en peut plus de nourrir ce fainéant, maintenant faut qu’y rapporte.
Le soleil couchant dore les
façades blanches, coquettement ornée de géraniums pourpres, au passage Didier
salue les vieux assis sur le trottoir, porte le cabas de l’une, caresse le
chien de l’autre, il connait tout son petit monde qui l’apprécie :
- Il est « bien
brave » ce Didier.
Mademoiselle Danièle le pensait
elle aussi mais son appréciation s’était traduite dans les actes, elle ne
l’avait jamais abandonné lui donnant des cours particuliers. C’était leur
secret et leur plaisir. Quel âge pouvait-elle avoir ? Dans les quatre
vingt dix sans doute, elle avait survécu aux Latruche, qui faute d’héritier
plus légitime avaient laissé leur petite maison à Didier.
Celle de Mademoiselle Danièle est
bien gracieuse à colombages, tapie dans un jardin à l’anglaise où fleurissent
toutes « les sauvages » à cette heure bruissantes d’abeilles.
- Bonjour Didier quel plaisir de
te voir, ma tante t’attend avec impatience.
Séverine la nièce de Mlle Danièle
vit avec elle depuis son veuvage, elle claque la bise à Didier qui ne répond
pas. Ce n’est pas un démonstratif.
- Entre petit, depuis la pénombre
du salon la voix de Mlle Danièle sonne toujours claire.
Didier se fraie un chemin
précautionneux entre les meubles fragiles recouverts des bibelots hétéroclites
et touchants d’un demi-siècle de cadeaux de parents d’élèves.
- Séverine va faire les crêpes,
la pâte a suffisamment reposé ordonne Mlle ; et à Didier, elle me fatigue
de plus en plus ; elle est lente tu ne peux pas imaginer.
La lampe posée sur un guéridon
près du fauteuil de la vieille dame, rosit de son abat jour charitable, les
rides du visage accueillant :
- Cette Fred Vargas, quel
auteure, il me tardait que tu arrives petit pour me lire le dernier chapitre.
Ils ont tout lu ensemble, des
classiques aux plus modernes, des anglais surtout des ouvrages allemands ;
"c’est aussi ta civilisation Didier tu dois la connaitre et ne renier jamais tes
racines".
Mlle, pratiquement aveugle tend
le roman à Didier et se cale voluptueusement dans son fauteuil. La voix de
Didier est harmonieuse, il lit à la perfection, donnant vie au récit, épaisseur
aux personnages. La solution de l’énigme leur arrache le même cri de
plaisir : tu avais deviné toi ? Non ? Moi j’étais presque sure
de qui était l’assassin.
- Vous êtes trop forte !
La vieille dame ravie prend une
mine modeste et jouit du moment que choisit malencontreusement Séverine pour
faire son entrée avec le plat de crêpes.
- Mais ce n’est pas pour
maintenant, quelle sotte ! Pauvre Séverine qui lève les yeux au ciel et
pose son plat chaud sur le guéridon ; encore sur l’acajou ! Gronde
Mlle tu n’es vraiment pas soigneuse….
-« Le tout courant »…
lance à Didier le regard de Séverine.
Baste on se régale !
- Je compte sur toi après demain
Didier, on attaque les Amélie Nothomb et pense à porter tes outils, Séverine a dit que le robinet de la cuisine
fuit, à moins qu’elle l’ait mal refermé ce qui ne m’étonnerait pas, elle est tellement
maladroite. Didier offre à Séverine la consolation d’un sourire qu’il essaye
chaleureux.
La cohabitation de ces deux
femmes lui semble un mystère mais peut être que pour elles ces chamailleries
n’ont aucune gravité ni même aucun sens !
Le jour tombe rapidement, il
redescend la rue de l’Église. Les volets ne sont pas encore fermés par les
fenêtres à hauteur de ses yeux il aperçoit les cuisines éclairées avec les
ménagères qui s’affairent ou des salles où trône la télévision bavarde qui
ronronne jusque dans la rue.
Après son dîner dans sa maison d’une stricte
propreté, Angèle sa voisine assure « qu’on y mangerait par terre »,
Didier ira taper la carte, comme on dit ici, avec ses amis, au café du
Commerce.
Le café du Commerce est inchangé
depuis trois générations de Gellouard. L’actuel propriétaire a seulement troqué
les rideaux à carreaux rouges et blancs contre les mêmes en bleu pour ne pas
trop dépayser ses vieux clients. La modernité il la réserve pour son luxueux
Gite Rural où des parisiens en mal de vaches et de fruits sur l’arbre lui laissent
des sommes astronomiques. Ici, au café, on est en famille, Gus Gellouard, GG.
pour les copains se lâche avec ses trois potes. Avec Didier il y a Marcel
receveur des postes, Arthur le maire. Ces quatre là ont en commun la passion du
rugby et celle plus calme de la belote bridgée. Comme d’habitude ils
s’installent sur le formica du fond et GG porte avec les cartes et le tapis les
verres opalescents d’une boisson qui en d’autres temps et d’autres lieux a
inspiré Verlaine et Rimbaud.
Avec la première gorgée et
pendant que Marcel bat les cartes, Arthur sacrifie à la coutume d’informer ses
amis sur les dernières nouvelles concernant les uns (surtout les unes) et les
autres et celles municipales, plus officielles.
- J’étais lundi à Clars,c’est
très instructif de participer à la vie d’un chef lieu de canton. Ils ont des
problèmes avec la voirie et le proviseur du lycée qui fait des embrouilles avec
une gamine en burka. Là où ça m’a vraiment fait dresser l’oreille c’est quand
le président du comité de jumelages a procédé au topo annuel : bilan et
projets.
- Oui, et alors, qu’est ce qu’on
en a à cirer, s’impatiente GG ?
- Tu vas voir ; il nous a un
peu bassinés avec sa comptabilité mais c’est devenu passionnant quant il a
évoqué les jumelages fonctionnant avec une ville anglaise, une autre portugaise
avec des échanges scolaires et mille activités partagées d’un côté ou de
l’autre. Le projet du comité : jumelage de Clars avec Kerkral une commune
près de Kohln.
- Bon sang tu vas distribuer oui
ou…
- J’y arrive, on cherche des gens
parlant allemand pour la délégation de Kerkral qui vient établir une charte
avec Clars, j’ai tout de suite pensé à toi Didier, fais pas cette tête !
On sait que Mlle t’a appris pas mal.
- Didier n’est pas très
enthousiasmé, je sais un peu de langage courant, c’est tout, enfin si ça peut
rendre service.
- Tu es vraiment un chic type
dans tout le département il n’y a pas quatre types qui en sont capables,
s’exclame le maire, qui frotte ses grosses paluches mentales en pensant à ces
futures rencontres, à leurs retombées positives sur la commune… et son Gite
Rural
- Allez, belote.
La mairie de Clars est en fête.
dans la salle des mariages amplement fleurie où se déploient les drapeaux
allemands, français et européen, les quatre personnes représentant le Comité de
Jumelages congratulent leurs homologues allemands. Ils sont tout
sourires ; deux dames, l’une copie conforme de la chancelière avec son
petit veston d’un chic tout bulgare, l’autre une jeune athlète aux cheveux de
lin.
Les deux hommes qui les escortent
sont aussi très différents, il y a un rire sonore qui a pris la forme d’un
tonneau de bière l’autre, au contraire d’un minceur d’une élégance recherchée
avec un col BHL, ouvert sur un foulard de soie.
Quatre encore sont nos Orainois.
Les trois amis du café du commerce se tiennent modestement en retrait,
cornaquant un Didier intimidé, attendant qu’on fasse appel à ses services. Son
regard si clair ne quitte pas la haute silhouette élégante de celui qui vient
de se présenter,
- Uwe Steubl, professeur de mathématiques près l’Université de
Cologne, habitant Kerkra.
Didier, tremble de tous ses
membres, cet homme doit approcher la soixantaine mais, il fait bien dix ans de
moins, il porte tellement beau avec son visage lisse et intelligent et ses yeux
limpides, oui ,les mêmes que les siens. Attirés irrésistiblement les deux
hommes s’avancent l’un vers l’autre alors que l’auditoire retient son souffle.
D’un même élan ils s’étreignent sans un mot, pendant qu’au milieu des bravos on
entend :
- Ah ! J’en pleurerais
- Mais que le monde est petit
- Pas besoin de test ADN pour
voir qu’ils sont frères ces deux là,
- Mais quel hasard !
- Il n’y a pas de hasard, c’est
la Providence
- Es ist wunderbar!-werde ich eine Wunderkerze
- Was schoenes Symbol für unserer Partnerschaften!!....
Étrangers à ce brouhaha Didier et
Uwe se tiennent à bout de bras et se regardent intensément. C’est alors que ce farceur de GG, décide de dédramatiser
l’atmosphère il s’approche de Didier :
- Dis donc il ne fait pas un peu
tarlouze ton frérot ?
Le poing de Didier le cueille
durement à la pointe du menton. Didier le timide, Didier le calme.
G.G assis par terre entend qu’on rit autour de lui.
Arthur le relève :
-
Tu l’as pas volé. Eh, couillon !
Gut! Gut!!!
RépondreSupprimerC'est de toi??
J'aime bien
Bonjour amie:
SupprimerQuand c'est de quelqu’un d'autre je mets des guillemets et l'italique, rendant à César...
joli brin de plume et belle histoire.
RépondreSupprimerBravo
Roger
et quelle chute, mazette !
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerC'est un régal Manouche !
RépondreSupprimerBravo Manouche, très belle histoire "qui vient des tripes" !
RépondreSupprimer... et dire qu'il existe encore et toujours des gens qui font la chasse à l'autre, le fils de boche, le rital, le noir, le Rom, ... puisse ton histoire leur ouvrir les yeux !
Bisous
Una historia preciosa.
RépondreSupprimerUn abrazo
Belle histoire... De l'émotion sans pathos... et j'adore ton sens de la formule (Aaaah ! "le petit veston d'un chic tout bulgare" !...)
RépondreSupprimerBises.
Tu as une sacrée belle plume Manouche !!! Je savoure...
RépondreSupprimerBISOUS
belle plume , ma chère manouche, c'est un régal que de te lire , l'art du portrait , l'histoire qui nous ouvre des ponts de notre histoire et des pauvres lupios d'une mère morte de honte
RépondreSupprimeret qu'elle belle relation avec la vieille dame
et la chute nous nous y attendions pas .
merci de ton talent
surtout ne t'arrête pas
je t'embrasse
Vous êtes tous trop gentils !
SupprimerGrand merci et plein de bizzzzzzzzzzzzzzzzz
non , je fais même lire tes textes à mes auteurs en herbe pour leur donner dans l’oreille un être de ma vie de partage d'émotion blogienne, tes textes et il se régale. Le détail de tes texte me font penser à l'art du trait de Borges ou de bien d'autres auteurs qui sont à mon avis nos références , ce qu'il faut pour voir , entendre et partir avec toi dans le voyage.
RépondreSupprimerNotre lecture est tranquille car elle fil comme une dense rivière qui va sans encombre jusqu'à l'estuaire (ce que nous ne pouvons pas dire de mes textes qui sont de misfites torrents qui dévalent de la montagne cambrés ) ce qui est une grande qualité et nous avons les émotions , sobres mais et comment là, et la finale toujours interressante du récit comme chez le nouveau curé ,
ibisa on dirait qu'il pourrait y avoir une suite , et il y a celui qui sommeille sur mon classeur pour une ballade dans paris sans texte ou préparation à faire pour des essais.
j'aimerai que tu puisses mettre grâce à une de tes réponses que c'était enfin comment tu te nommes pas
simplement tu ne mets pas de guillements...
Quand même ma chère Manouche
merci beaucoup de ton retour du matin
peux tu me traduire media de ta phrase en espagnol car pour le reste c'est une belle justesse. je t'embrasse ma grande soeur de l'écriture...
excuse j'ai trouvé le sens merci
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