lundi 3 février 2014

Conversation -11- avec Cora.




-  Si j’ai bien compris, ma chère Cora ces années d’occupation vous ont beaucoup marquée.


- Comment en aurait-il été autrement ? Chaque jour amenait son lot de drames qui s’inscrivaient profondément dans nos jeunes esprits en pleine formation. Comment imagines –tu qu’a douze, treize, quatorze ans  on puisse ne pas être marqué par ce type de nouvelles : trois résistants arrêtés, fusillés pour l’exemple devant tout leur village, une vieille femme sourde qui n’avait pas obéi à une injonction égorgée par un  le chien policier, des lycéens réfractaires battus à mort, l’horreur à Oradour...Pour aller en classe nous devions passer devant la villa des Glycines réquisitionnée par la Gestapo, c'était un centre de torture. Nous étions obligés d’entendre les hurlements des suppliciés qui s’en échappaient. En vain nous changions de trottoir, malades d’indignation et de pitié. 
- Aviez-vous des distractions ?
- Le tricot !! On nous distribuait des pelotes pleines de piquants dite laine kaki. Les garçons comme les filles fabriquaient avec cette horreur qui nous blessait les doigts, moufles, passe- montagnes et  chaussettes. Un organisme caritatif les récupérait pour les faire distribuer dans les stalags allemands où étaient retenus nos prisonniers. Nous cousions aussi, plutôt nous rapetassions, ma mère allant jusqu’à « retourner »  le manteau usé de mon père et remaillant ses derniers bas de soie avec des cheveux… je me souviens d’une robe fait-maison dans un coupon touché avec des tickets de textile, presque tout le carton de la saison ! Blanche avec des raies vertes et bleues. A la chaleur du  repassage les bandes vertes disparaissaient et revenaient quand le tissu avait refroidi ! On parlait caséine du lait, colle de poisson, curieux textiles ! Pour les chaussures à semelle de bois nous avions des jeux de lanières de tissus de différentes couleurs que nous clouions alternativement, histoire de changer ! Le pneu faisait des semelles très convenables. C’était un jeu, aussi, l’été, quand on nous avait acheté « la » paire de sandales de corde de danser sur la route dans le goudron fondu sous le soleil  puis dans le gravier de la rive pour les renforcer, elles duraient ainsi, plus très souples, toute la saison.
Il y avait la lecture évidemment, je me souviens de « Grands cœurs » de Edmond de Amicis, plein d’exemples de bravoure enfantine, et les Fenimore Cooper avec ces indiens épris de liberté et autres Jack London… Notre jeu favori était, dans le petit bois, « Tarzan dans la jungle ». Les plus imaginatifs faisaient Tarzan, Jane et Chita, les autres, paradoxalement, les savants explorateurs…
- C’était l’influence de vos lectures ou du cinéma ?
-  On donnait au cinéma de rares films, le même pendant des mois, provenant d’Allemagne. Pour voir danser sur l’écran l’inoffensive Marika Rockk  (nous faisions des claquettes à la récré sur son « Musik, musik, musik » ) il fallait subir une première partie  de propagande toute à la gloire du Grand Reich. Pour la musique nous devions nous contenter de la fanfare militaire, concerts où nous étions au début aimablement conviés. Il faut dire que la première année l’armée avait consigne de collaborer avec la population. Au fur et à mesure que la résistance s’organisait l’ambiance changeait jusqu’à l’extrême cruauté que j‘ai déjà évoquée. Parmi les distractions il y avait aussi l’écriture des lettres aux prisonniers. Chacun d’entre  nous avait un ou deux « filleuls de guerre » pris au hasard. Nous étions sensés leur remonter le moral…C’était une des rares correspondances qui passait les frontières mais
après  la censure qu’on appelait « Anastasie »
Anastasie était partout et polluait les rares moyens d’information. 
Mon filleul prisonnier inconnu, Lélio, était dans le civil représentant en pâtes Panzzani... et scaphandrier à Marseille ! Ah ! Le brave homme, c’est lui qui me remontait le moral durant ces années noires, me décrivant dans ses lettres avec sa faconde méridionale, les plus comiques anecdotes de sa vie professionnelle, côté nouilles ou côté fonds marins ! Il plaisantait de tout bien que ce soit presque un vieux monsieur. Après la Libération sa femme et lui m’ont invitée à Marseille, il a averti son entourage de la visite de sa marraine, sans précision. Il riait tellement de voir la tête de ses amis qui attendaient  "La bonne vieille » et ont vu apparaitre une jolie ragazza !
Tant que j’en suis au chapitre des lettres… On nous distribuait quelques « cartes de correspondance » par mois, pratiquement préétablies, le seul courrier qui pouvait, après contrôle, franchir la ligne de  démarcation. En gros pour les familles séparées c’était : « nous allons bien ou Untel est mort »…
Par contre nous avions trouvé un moyen de passer de vraies lettres. Le travail de mon père l’amenait des deux côtés de la frontière. Seuls les deux médecins et lui, fonctionnaire des impôts, (l’importance de la finance sous tous les régimes !) avaient le droit de rouler en voiture. Mon père avait une « onze CV Citroën, le fin du fin à l’époque, de surcroit d’un élégant  gris métallisée.
        Verbotten !!      C’était la couleur des véhicules des officiers, il n’était pas question d’une possible confusion !  Comme pour toute fourniture réquisitionnée et envoyée en Allemagne la peinture était  rare. Mon père n’avait trouvé chez le carrossier que de l’orange,  Il était fou de colère mais a dû s’habituer à rouler dans sa « Citrouille ». Donc les amis, en particulier  des résistants, portaient leurs lettres à mes parents. Mon père choisissait le jeudi, alors vacances scolaires, pour organiser sa tournée de « l’autre côté ». Je portais un manteau râpé et trop court mais pourvu, suivant la mode, d’énormes épaulettes. Une fois décousues elles laissaient la place aux lettres bien rangées dans la doublure. Au poste frontière officiel certains gardiens zélés fouillaient la voiture. Petite fille assise à côté de son père muni du fameux laisser- passer, je  n’étais pas suspecte. Arrivés chez le contact de mon père, en zone libre, on défaisait la couture, sortait les lettres, un nouveau paquet de courrier  faisait le voyage retour.
 Je ne me suis, depuis, jamais sentie aussi importante.
- Il devait aussi  y avoir un trafic de personnes sur cette frontière ?
- Bien sûr. Toutes les nuits. C’était l’affaire du Capi et de son groupe. Le Capi, ex-officier de la garde républicaine, vivait avec son épouse une paisible retraite dans une belle villa.Toute proche de la ligne de démarcation il l’avait transformée en bastion. Avant le couvre-feu, guidés par une femme ou un enfant il recevait par tous petits groupes, ceux, en majorité des juifs, désireux de rejoindre la zone libre où ils étaient encore en sécurité. La nuit tombée le Capi les amenait dans les bois frontaliers où les  attendait un passeur. Libres, ils devaient marcher ensuite sur une route déserte jusqu'à la première gare à une dizaine de kilomètres. Souvent les rondes des patrouilles avec chien étaient trop nombreuses et il fallait reporter au


 lendemain.  
Parfois ils étaient arrêtés, les gens disparaissaient et le Capi devait recruter un autre passeur...Il y avait en majorité des malheureux  arrivés de l’Est, des juifs en général, épuisés après leur dangereux voyage, des femmes avec des bébés… Le passeur, après la ligne, les laissait au bord de la route. Le lendemain matin le Capi contactait mon père qui passait la ligne, fort de sa Citrouille et de son laisser- passer permanent et récupérait ces pauvres gens, les amenant jusqu’à la gare.
Permets- moi une remarque contemporaine : je suis écœurée par ce discours qui veut que la majorité des français  aient  été des salopards qui s’enrichissaient dans ce type d’opération, certains vont même jusqu’à ajouter, sachant qu’elle était vaine et que ces gens seraient, de l’autre côté, rafflés par la Gestapo !  Je suis heureuse d’avoir pu te raconter mon histoire, vraie. Celle de deux hommes parmi d’autres, le Capi et mon père, qui risquaient leur vie pour en sauver d’autres sans aucun autre bénéfice que celui du devoir accompli.
J’ai moi-même avec ma mère passé cette ligne virtuelle plusieurs fois pour aller voir mes grands-parents. Je me souviens parfaitement de l’interminable attente du bon moment, dans la nuit épaisse, tapies dans un fossé avec le passeur, à l’écoute des aboiements des chiens policiers qui renseignaient sur la distance des patrouilles…
- On parle toujours de l’appel du 18 juin, l’aviez vous entendu ?
- Oh ! Oui, et quel soulagement ! J’entends encore mon père dire : "Enfin ! » avec tous ceux qui, comme lui, ne pouvaient se résoudre à la défaite. Privilégiés, nous avions la radio, tête contre tête nous écoutions « Ici Londres » et sa mise en garde relative aux émissions de « Radio Paris ment__ Radio Paris est allemand ». Entre amis, dans le noir, à faible volume, les hommes décryptaient à travers le crachouillis du brouillage, ces messages de lutte et d’espoir. Certains ont payé de leur vie cette écoute interdite. Ce 18 juin a donné une sorte de feu vert à tous ceux qui se regroupaient refusant ce qui semblait inéluctable et se posaient des questions sur la façon de résister. Ils se sont sentis soutenus, ils n’étaient plus seuls. "La Résistance" pouvait s’organiser. C’était parti, et ce mot a bercé ces quatre années de guérilla. Mon père s’est immédiatement investi et la maison était un lieu de rencontre et de prise de décisions.
- Il n’était pas allé à la guerre ?
- Mon père, invalide de guerre, avait été « mobilisé sur place » au titre de lieutenant-colonel de réserve. Les  jeunes officiers allemands élevés dans le respect des combattants de la grande guerre, les gagnants, se mettaient au garde à vous devant lui. Horriblement gêné  mon père a vite vu que ce type de relations lui permettrait une liberté, relative, mais qui pourrait être très utile dans ses activités de résistance. Il jouait de ses titres, de ses médailles ressorties du tiroir et bénéficiait d’une surveillance relâchée.
- Mais en quatre ans vous avez du voir défiler différents occupants.
- Ceux qui nous avaient tant impressionnés au début étaient l’élite de l’armée. La « pure race aryenne », supérieure mais coopérante, disciplinée, officiers parlant français.Au fur et à mesure que l’Allemagne s’essoufflait dans des conflits externes et internes, les  troupes d’occupation étaient moins brillantes et leur emprise plus cruelle. Vers la fin, toute la France était occupée, notre village n'avait plus d'importance stratégique, on  lui envoyait de vieux réservistes ou des gamins imberbes. Lors de la débâcle on a vu partir sous les sifflets et les injures des groupes d’éclopés, désarmés, débraillés sur de vieux vélos ou entassés sur des side- cars cabossés. Ah ! Ces derniers mois où on sentait le vent tourner étaient terriblement excitants et faisaient prendre des risques exagérés pour le plaisir du défi !
Si cela t’amuse je te raconterai « Bécassine », le petit soldat en mode mineur.


8 commentaires:

  1. Une note plus contemporaine
    Merci beaucoup

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  2. ¡uffff, J'ai lu tout le recit avec une boule dans ma gorge!

    Merci, merci, merci

    Bisous

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  3. Tu imaginación vuela mucho más alta que todas mis fantasias

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  4. Ahora entiendo por qué lo llamábamos "Dos Caballos". No era IICV sino 11CV.

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  5. bye bye , espérons, à Anastasie et bienvenue à Bécassine !

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  6. Quelle époque !Quand j'avais 8 ans , mes parents m'ont amené à Oradour sur Glane. Cela m'a beaucoup marqué.

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  7. Cultura y amar a la naturaleza son motores que nos pueden ayudar

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