dimanche 8 juin 2014

Conversation -14 avec Cora


- Ma chère Cora, pardonnez-moi d’avoir été absente si  longtemps mais je devais…
- Ne t’excuses surtout pas, mon petit, je sais tout ce que vous, les actifs, avez à faire et je suis  simplement très heureuse de te  voir. Tu tombes bien, j’ai fait une crème renversée au caramel qui descend dans la gorge comme le petit Jésus en culotte de velours. Ah ! Tu ne connaissais pas cette expression, normal, elle vient du temps de mon enfance. Non, la portion n’est pas trop grande, c’est très léger, il n’y a qu’une douzaine d’œufs…
…Mon enfance, elle est si loin ! Je pense que parmi toutes les évolutions de la société ce qui a le plus changé c’est le statut de l’enfant. Depuis très longtemps, jusqu’à une centaine d’années, il était le même.
L’enfant n’était guère plus qu’une chose dépendante des adultes, sans personnalité propre.  Il n’était pas reconnu en tant que tel  mais considéré comme un petit d’homme, pas, trop ou mal aimé.
- Vous m’aviez déjà dit  que vous avez connu l’époque ou la mortalité infantile était courante.
 - Oui, et la perte d’un enfant était bien sûr très durement supportée. On faisait beaucoup d’enfants pour " remplacer"  les petits disparus et si tu consultes des registres d’était civil tu seras frappée de trouver pour des enfants nés après des frères décédés, l’usage du même prénom, comme pour conjurer la fatalité. J’ai connu le début des vaccinations et la réticence des parents frappés par les nombreux accidents comme celui « des petits enfants de Lübeck » morts après des injections défectueuses. Tu n’as aucune idée du niveau d’ignorance de la majorité des parents concernant la physiologie des enfants. Quant à leur psychologie on ne leur  prêtait guère d’esprit ni même de sentiments ou de sensations…
Le devoir des « Grandes Personnes » était d'en faire au plus tôt, avec l’éducation que chacun estimait la bonne, des adultes responsables. Ils devaient plus tard être capables de mener une vie d’honnête labeur, d’assurer une descendance et de prendre soin des vieux jours de leurs parents.
- Est-ce vrai qu’il y avait encore des châtiments corporels ?
- Ta mimique me fait rire ? Ne crois pas que nous étions tous des enfants martyrs comme on en voit hélas encore maintenant. Non, bien sûr, mais personne ne mettait en doute  l’effet éducatif, dont nous profitions en général, d’une paire de claques,d' une fessée ou  de quelques coups de martinet  sur les mollets.
- O Dolto O Russo !
- O pipo plutôt !        J’étais d’une sagesse littéralement imbécile mais quand même souvent punie dans la mesure où mes parents voulant faire de moi une « perfection »  trouvaient que j’étais souvent « loin du compte ». Ils avaient été très déçus que je ne sois pas née le Robert tant espéré (Tu as raison : O Dolto !) Et, sexe faible, je devais essayer d’atteindre les qualités qu’on ne prêtait qu’aux mâles. Il y avait ce qu’il fallait « faire » et ce qui était défendu, pour ma docilité ce n’était pas un problème. Plus difficile, le comment il fallait « être ». Mes jeunes années dynamiques, curieuses, joyeuses étaient à l’étroit dans ce moule de courage, d’esprit de sacrifice de modestie. Je devais comprendre, pauvre fille, que la première vertu étant l’obéissance aveugle à mes parents j’étais sensée n’avoir ni  autre désirs ni autres ambitions que ceux qu’ils m’imposaient « pour mon bien » en particulier celui de rentrer dans le rang, de passer inaperçue, fondue dans le modèle social en cours.
- Mais vous deviez être très malheureuse ?
- Pas du tout comme un petit animal bien dressé, j’avais ma récompense : l’inestimable assurance de l’affection de mon père et ma mère. Je ne devais jamais la tromper. C’est maintenant, vois-tu, que je suis en colère Pas contre eux, aimants, sûrs que leur façon de faire était la meilleure, mais contre moi-même qui n’ai pas été capable, même, légèrement, de m’imposer !  Ce rabotage bien intentionné a influé sur toute mon existence, avec un gros paquet de complexes d’infériorité, un manque total d‘ambition, aucune confiance en mes capacités, une timidité maladive, une propension à abandonner dès qu’une réussite se profilait… Honnêtement, je ne me suis jamais plainte de ce caractère fabriqué, grâce auquel, finalement, ma paresse naturelle s’épanouissait pleinement…
- Mais tout de même vous vous êtes réalisée dans la vie ?
- Réalisée… il aurait d’abord fallu que je sache qu’elle était ma réalité puis que j’aie le courage l’imposer à moi-même et aux autres …Tu ne le croiras pas mais quand après avoir obtenu  près l’Université de Bordeaux un diplôme de Mathématiques- Physique- Chimie, j’ai été reçue au concours  d’entrée à l’Ecole d’Ingénieurs je me suis laissée  convaincre de mon incapacité à aller plus loin.
- Alors ça je ne le crois pas ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
-Nous étions très nombreux à nous présenter, pour 16 places. J’avais été reçue seizième et seule fille. Force toi à imaginer le double handicap… Aussi quand j’ai été appelée dans le bureau du directeur j’y suis allée tête basse. Monsieur Cau, le directeur, était célèbre pour avoir refait (sans ordinateur évidemment) les calculs pour la reconstruction du barrage  de Génissiat.
-Quoi t’est-ce ?
- Cherche sur Wikipédia tu y trouveras sûrement le récit de ce drame. La rupture du barrage avait dévasté la vallée et  surtout causé bien des morts. Me voilà donc  dans le bureau du génie qui  me reçoit assis, minuscule, dans son grand fauteuil et me toise par-dessus ses lunettes en demi-lune nouvellement inventées. –« Alors c’est vous » ?   - «-…. »    -« Depuis trente ans  que je dirige cette école il n’y a eu qu’une autre fille  reçue au concours et, me fusillant de son regard aigu par dessus ses verres, quand je vous regarde je me demande si c’était bien une fille ! »
- Oh ! La brute ! Peut- être pensait-il vous faire un compliment ?
- Cela m’étonnerait. Moi, toujours au garde  à vous, il avait continué :-« Vous imaginez ce vous allez souffrir en lanterne rouge… cinq années d’études si vous arrivez au bout… et sinon des efforts pour rien, pas le moindre diplôme intermédiaire ! Hein ? Hein ? »   –« … »   -«  Vous comprenez ? Vous n’êtes pas sotte et, ricanant, d’ailleurs qu’est-ce que je ferais avec le bazar inévitable d’une fille au milieu de quinze garçons !  Soyez raisonnable, abandonnez».
- Et alors vous  vous êtes rebiffée, j’espère.
- J’ai obéi et ripé vers la fac de droit. Après une maîtrise je suis devenue avocat et voilà.
- Et alors et alors ?
- Alors, laisse-moi regarder les cérémonies de la commémoration du Débarquement. Ce 6 juin 1944 est tout frais dans ma mémoire avec, intacte, la joie immense de tourner le dos à quatre ans de malheur.
 C’était mon anniversaire et j’ai dansé, dansé…
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Petite, j'ai retrouvé cette photo qui m'amuse, fais en ce que tu veux. Çà ne rigolait pas en fac de Sciences section M.P.C  il y a plus de soixante ans!  On ne pensait qu'à travailler. Pourtant je me demande maintenant si mes copains  De Niro et Brad Pitt (!) n'étaient pas un peu amoureux de moi ...


11 commentaires:

  1. Les temps ont bien changé. Maintenant ce sont les enfants qui battent leur professeur !

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  2. El arte de hablar és un don que pocas personas poseen,A veces después de hablar durante bastante tiempo,no dicen nada

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  3. Me gustan, Manouche, tus charlas con Cora. Es buena conversadora y da una entrañable visión de la vida a través de la experiencia que dan los años.
    Un abrazo.

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  4. Je suis très heureux de revenir à ton blog pour lire ce grand entretien avec Cora qui est très emouvent. Merci a vous deux et merci pour ta bienvenue chez moi.

    Bisous

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  5. Los ssueños,nos pueden ayudar a caminar con más serenidad
    Saludos

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  6. Très beau texte ! De Niro et Brad Pitt sont au top :)

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  7. Tu camina hacia la literatura,yo hacias la fantacia,quizas en un recodo del camino nos podremos encontar

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  8. Et il y avait de quoi, quelle jolie étudiante ! J'avais cet âge là à la même époque, peut-être nous sommes-nous croisés au quartier latin ?

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  9. Bon anniversaire avec quelques jours de retard. Et je ne rajeunis pas non plus en constatant que je connais le petit Jésus en culotte de velours et que je n'ai pas besoin de chercher Génissiat !

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  10. Une très belle dame tu restes encore...
    Ce monde va trop vite, et aujourd´hui les enfants sont rois...
    Avant le temps avait un sens pour eux.

    Bizz, Manou.

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