vendredi 27 décembre 2013
Conversation -7- avec Cora.
-Ah ! Quel bel homme cet Édouard.
Droit comme un « I », mince mais large d’épaules, sa haute silhouette couronnée d’abondants cheveux frisés. On l’admirait quand il passait, la démarche souple, son voisin jaloux disait : « monté sur des fourches télescopiques ». Sa femme, elle, roucoulait:"on dirait un pâtre grec"! Le regard vif dans un visage aux traits harmonieux. S’il faut le caractériser d’un mot ce serait : Fier. Fier d’avoir était reçu premier du canton au certificat d’étude et d’avoir continué à s’instruire avec cette superbe base, qui, à l’époque, était une somme de savoirs et de méthodes. Fier de sa scrupuleuse honnêteté. Fier de son métier « Peintre en lettre et filets »,
l’élite de la profession ! Cette spécificité lui permettait de donner libre cours à son sens esthétique en décorant calèches et boutiques. Fier de sa famille qu'il aimait profondément. De religion fataliste il pensait que nous n'étions que des marionnettes auxquelles le Destin ne laissait qu'un petit espace de liberté. Sans doute avait-il été marqué par le décès de ses parents morts ensemble par un arbre abattu un soir d'orage.
- Il avait des frères et sœurs ?
- Certains avec une vie peu ordinaire comme ses deux sœurs religieuses en Chine et son frère ainé émigré en Argentine et fondateur du lycée français de Mar del Plata.
Mais, en particulier, les soirs où le vin blanc avait coulé à flots il évoquait son plus jeune frère. A l’époque de leur jeunesse il n’y avait pas de recrutement automatique. Le sergent recruteur ne prenait qu’un garçon dans la fratrie et le choix se faisait au hasard. C’était son frère préféré qui avait « tiré la courte paille ». Dans quel conflit était-il parti se battre contre de lointains « sauvages » ? L’administration militaire l’avait déclaré mort au combat alors que ses camarades rescapés, présents lors de la bataille, avaient rapporté qu‘il avait... « Été mangé par les canaques ».
- Excusez-moi si cela me fait rire!
- Je te comprends, et nous, les enfants, qui entendions cette histoire pour la centième fois faisions de même. Édouard nous grondait, la larme à l’œil : « c’était mon frère chéri mais le Sort avait décidé ».
- Comment avait-il choisi son métier ?
- Épris de liberté et de voyages il s'était formé chez les Compagnons du Tour de France. Il avait non seulement fait le tour de France mais de l’Espagne et d’une partie de l’Italie, à pied, ce qui était à l’époque assez aventureux. Il avait connu à Paris la Mère des Compagnons dont parle Pagnol,
il en gardait lui-même un tendre souvenir.
De beaucoup d’autres aussi, sans doute, étant donné son charme ravageur…
- Comment vivaient ces hommes ?
- Les Compagnons, quelle que soit leur discipline laissait le chemin là où il y avait du travail, se fixaient une semaine, un mois et repartaient. Ils déménageaient de leur "pension de famille" souvent "à la cloche de bois".
- Quoi-t'est-ce ?
- Ça veut dire qu'ils partaient de nuit, sans payer, en douce...
C’est ainsi que dans notre petite ville, Édouard, s’était arrêté pour plusieurs mois, logeant dans l’hôtel tenu par mon arrière- grand-mère et où Génie, toute jeune fille, travaillait. Un jour mon arrière- grand-mère lassée par l’ardoise monumentale qu’Édouard, désinvolte, n’avait jamais eu la velléité de solder, l’interpelle :
- "Il faudrait, Monsieur, penser à régler votre dette accumulée tous ces mois. Génie raconte qu’Édouard aurait rétorqué, royal :
- Pas de dettes entre nous, ma chère, puisque je vais épouser votre fille."
- Quelle audace, et cela s’est fait ?
- Bien sûr, et je crois que Génie, la première surprise, est vite tombée amoureuse de ce beau Compagnon.
- Mais vous disiez que c’est elle seule qui faisait vivre la famille.
- Au contraire, pendant les jeunes années du ménage mon grand-père « ayant posé le baluchon » s’était mis à son compte. Très apprécié, il travaillait beaucoup ayant même des ouvriers et des apprentis. Je t’ai parlé de son hangar à peintures.
De multiples pots de poudres colorées s’alignaient sur des étagères. Édouard composait lui-même avec de l’huile de lin ses crèmes dont j’admirais le raffinement de teintes. Bien évidemment interdiction de toucher. Sous leur aspect innocent ces produits étaient d’une intense nocivité. A la longue la céruse attaquait les tendons des mains non protégées. Ainsi, j’ai toujours connu mon grand-père avec des mains racornies comme des serres inutiles. Portant beau, il cachait cette disgrâce en gardant ses mains, devenues oisives, au fond de ses poches. Il n’y avait aucune aide matérielle pour les accidentés du travail. Édouard dépendait de Génie, pour eux c’était naturel. Je ne les ai jamais entendus se plaindre.
Avec un fatalisme épicurien il essayait de distribuer de la joie autour de lui, racontant ses aventures « internationales », récitant des poèmes, faisant la lecture aux nombreux analphabètes du coin. Dans son quartier qu'il avait baptisé la Cour des Miracles il promenait son voisin infirme dans son fauteuil roulant (bois de palettes et roues de vélo). Édouard lisait sans cesse tout ce qui lui tombait sous la main et, petite fille j'étais émerveillée de constater qu'il savait en tirer le meilleur enseignement.
A la fin de sa vie professionnelle il avait encore gardé un apprenti et racontait que le gamin, pas très malin, avait écrit sur la façade du marchand de boissons: « VINS- LIQUEURS- SIRO. P.S ».- Mon grand père qui lui avait dessiné le modèle était ahuri du résultat et le gamin de s’expliquer : -« Ben, j’ai recopié le modèle, vous avez écrit « sirops » c’était bien pour que je peigne « Siro. P. S, pour Pur Sucre » non" ? Et mon Édouard de rire aux larmes, proposant au petit des cours du soir !
- Vous citiez tout à l'heure son addiction au vin blanc...
- Au bistrot il discutait politique en éclusant des barriques de vin blanc. Quand il rentrait alors, ivre, mais plus droit que jamais, sans avoir rien perdu de sa superbe, Génie pouvait sans le regarder savoir combien il avait bu au genre d'histoires qu’il racontait. A ces moments-là Génie nous demandait ne pas écouter :
"- Enfants dans la vie il faut toujours aller de l’avant, ne reculez jamais, claironnait –il. Ainsi, moi qui vous parle, il m’est arrivé souvent, quelque peu éméché ( !) de tomber dans une rivière, et même, oui, un fleuve, eh bien je ne me suis jamais retourné et j’ai toujours nagé jusqu’à l’autre rive." Génie haussait doucement les épaules en posant devant lui une assiette fumante. Je me souviens encore du regard reconnaissant et tendre d’Édouard, subitement dégrisé, cherchant à travers la buée, les yeux de sa Génie.
Pendant la guerre 1939-1945 Ils se fâchaient souvent. Édouard trop âgé lors des deux conflits mondiaux n’avait jamais combattu et Génie avait décidé qu’il ne comprenait rien à ce que pouvaient souffrir leurs deux fils engagés. Elle enrageait surtout lorsqu’elle n’avait pas de leurs nouvelles et qu’il pensait la consoler d’un :
- "Pas de nouvelles, bonnes nouvelles" !
- Ces fils à la guerre étaient ceux dont tu m’as parlé et qui voyageaient au long cours ?
- Par le hasard des affectations l’aîné était sur un navire de guerre, le plus jeune dans l’armée de terre. Dès le début des hostilités nos alliés anglais arraisonnaient les bâtiments coalisés pour qu’ils ne tombent pas aux mains des allemands. Le croiseur de mon oncle a été arraisonné en Afrique du Sud et consigné en rade du Cap. Mon oncle avec tout l'équipage a passé quatre années « retenu » dans un hôtel luxueux, profitant librement d’une vie de divertissement avec le seul chagrin d’être coupé de la famille.
Le plus jeune, fait prisonnier par les allemands a croupi, durant cette même période de quatre années, au fond d’une mine de sel en Silésie !
- C'était vraiment le jour et le nuit;
- Oui, ces terribles événements qui avaient éloignés deux frères physiquement les avaient moralement totalement changés. Le plus jeune, dramatiquement mûri, semblant après son éprouvante expérience être devenu l’aîné…
Je ressens encore la joie délirante de leur retour, Génie soulevée à bout de bras, ruisselante de larmes de joie, alors qu’Édouard radieux :
- "Tu vois, je te l’avais bien dit qu’il ne fallait pas se faire de souci !"
A la mort de Génie mon grand-père a vécu, chez mes parents, très agréable compagnon, heureux, jouissant de toutes ses facultés, n’ayant jamais vu un médecin.Il était toujours aussi drôle et je me souviens qu'au retour d'un mariage auquel nous étions tous conviés il s'est écrié en riant du haut de ses quatre-vingt-dix printemps bien sonnés :
-" Tout aurait été parfait si on ne m'avait pas donné comme cavalière une vieille dame... elle avait au moins cinquante ans"!
Joyeusement, il assurait toujours :
- "Une gitane me l’avait dit, à Madrid, en lisant dans les lignes de la main : « Vous serez centenaire »".
- Voilà pourquoi il était si décontracté!
- Sans doute, il avait vécu toute sa vie croyant dur comme fer à cette prédiction qui l’exonérait de toute crainte du futur. Peut-être le secret de sa longévité ?
Par la faute d’un stupide accident il devait disparaitre très peu de temps avant la date… prévue.
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Toute un saga. Et puis toujours la guerre.......
RépondreSupprimerEstos dan para escribir una enciclopedia.
RépondreSupprimerBesos que los tuyos cuentan y mucho.
Buen fin de semana.
" Avec un fatalisme épicurien "...ne serait-ce pas plutôt stoïcien?
RépondreSupprimer;)
Ce texte est merveilleusement bien écrit, Manouche.
RépondreSupprimerLa vie est ainsi faites de chemins qui s'entre coupent. Chacun suit sa propre logique souvent difficile à définir ou cerner. Alors on est vite tenté d'y voir une fatalité.
On s'y laisse prendre, à ton récit. Quant à ton "fatalisme épicurien", pourquoi pas ? le fatalisme des uns n'est pas nécessairement celui des autres. Je trouve ça bien, moi, un "fatalisme épicurien", ça me parle... Heureuse fin d'année, Manouche !
RépondreSupprimerL'œil des yeux!
RépondreSupprimerun salut dominical des cafards en vadrouille
RépondreSupprimerSalut les bestioles. Merci de votre visite en ce dimanche de...cafard!
SupprimerQuel homme, mais quel homme !!! Le blanc ça conserve et ça rend épicurien alors ??? Je note !
RépondreSupprimerGROS BECS
Très bonne fin d'année qui espérons-le ne finira pas prématurément.
RépondreSupprimerMuchas felicidades y espero que el pròximo año te traiga todo un mundo de ilusiones hechas realidad.
RépondreSupprimerun abrazo
fus
confortablement installée dans mon canapé, je suis tes conversations et j'en aime souvent les chutes.( ... mais pas que)
RépondreSupprimerbelle année à Cora.
bizzz
Bravo de finir ainsi l' année en beauté!
RépondreSupprimerC' est son destin...!
RépondreSupprimerhttp://www.dailymotion.com/video/x4jy5v_les-inconnus-c-est-ton-destin_music
Agracedido por tus entradas a mi blog de fotoghrafias,no soy ningun filósofo,solo soy un viejo fptógraafo.
RépondreSupprimerFeliz año nuevo
¡Quel personnage cet Edouard! mais s´ íl a vécu assez longtemps ce, je crois, pour qui´l avez près de sois en tel femme comme Genie....
RépondreSupprimerQue est que c´est canaques?
Son petit frère a ti´l succombe lors de la Premier Guerre Mondiale?
Bisous et merci pour cette merveille d´histoire
Merci, Myriam , de manifester ton intérêt pour la vie de Cora
Supprimer.
Fin XIX l'armée française a réprimé une révolte des mélanésiens (certains kanakes étant encore anthropophages) qui se rebellaient à propos du " Code de l'indigénat".
Une intervention peu glorieuse...
Je t'embrasse avec affection.