- Ah ! Oui, je te parlais de ce ministre en cette époque
d’après la guerre de 14-18. On avait dit : plus jamais ça, la paix pour
toujours, et les années de 1920 à 1939 étaient joyeuses et insouciantes. Ce bon
ministre ventru et moustachu avait épousé, alors apprenti politicien ambitieux,
une jeune héritière aussi sotte que laide mais pourvue d’une immense fortune.
Dès les épousailles il s’était montré indifférent, les années aidant tout à
fait détaché, à tel point qu’il n’amenait pas son épouse à Paris. Il y vivait
sa vie de politique et d’homme. Une situation comme chez Maupassant. Il ne
revenait dans leur superbe demeure qu’avec des amis pour des chasses sur « ses »
terres et les opulents banquets qui suivaient. C’est là qu’Eugénie entre en scène. "Monsieur" ne lui avait rien
caché de la situation, d’une part la neurasthénie de Madame, qui avec l’âge
tournait au gâtisme. Elle nécessitait des soins infirmiers, on devait l’alimenter
son état nécessitait une présence constante. D’autre part il fallait aussi une personne de confiance pour tenir le
rôle d’hôtesse, cuisinière, maître d’hôtel lors des réceptions. Eugénie était
sensée remplir l’ensemble de ces tâches.
- C’était de l’esclavagisme !
- Génie ne le voyait pas ainsi, toute dévouée à ce couple
bizarre quelle plaignait surtout d’être sans enfants et considérait que tout
travail était une bénédiction. Le plus grand avantage qu’elle voyait à la
situation était que sa jeune fille, ma mère, contre quelques heures de lecture
pour la somnolence de Madame, profitait de la situation, enfin logée et nourrie
dans de bonnes conditions avec la possibilité de poursuivre confortablement ses
études.
Génie nous amusait beaucoup en nous racontant les soirées de
retour de chasse de ses messieurs. Le travail préalable était harassant pour la
préparation des gibiers de tout poil et de toute plume. Puis il fallait dresser
le couvert avant de s’occuper de Madame. D’abord la piqûre quotidienne puis
l’habillement :
- Je suis jolie,
Génie ? Vous croyez que mon mari sera content ?
- Madame est très belle… surtout quand elle est bien calme.
La pauvre femme paraissait à table le temps que son mari
l’excuse auprès des convives au prétexte de sa fatigue avant qu’elle n’ait
sorti quelque énormité. Parfois elle tapait du
pied :
- Je veux rester. Ou :
- Je veux bien me retirer mais avec Génie. Le service était
alors interrompu, ma grand-mère remarquant, avec peine, le peu de cas que ces
vaillants chasseurs, à commencer par son mari, faisaient de cette pauvre femme.
Plus tard son époux, ne la voyait pratiquement plus, il la
cachait complètement sans souci du
chagrin provoqué. Souvent elle refusait de se coucher :
- Génie je veux retrouver Monsieur à Paris. Il fallait alors
jouer toute une histoire. Lui raconter le chemin vers la gare, parler des
bagages dans le filet , lui passer une chemise de nuit appelée « pelisse
de voyage »… enfin la faire monter dans son lit en lui expliquant que le
marche- pied du wagon était un peu haut… Elle s’endormait dans son lit douillet louant le confort du chemin de fer.
Génie nous racontait la scène avec humour mais beaucoup de tendresse pour cette
femme innocente à la vie gâchée et qu’elle avait accompagnée jusqu’à sa fin
solitaire.
- Elle était vraiment compatissante.
- Mieux que cela. Je
voudrais te raconter un des derniers souvenirs que j’ai de ma grand-mère. C’était
beaucoup plus tard après la guerre de 1939-1940. Génie avait été élue d’office
présidente des Femmes Françaises de la ville. Elle avait accepté voyant là une
possibilité de solidarité, se moquant du fait qu’il s’agissait d’un mouvement
politique, communiste en l’occurrence.
En fait avec l’occupation allemande le conflit a duré jusqu’à la libération de 1944. J’étais à peine sortie de l’enfance et, pas plus que les adultes qui m’entouraient, je n’avais eu connaissance de l’abomination des camps de concentration. C’était une chaude journée d‘été, le garde- champêtre passait de maison en maison dans l’Avenue de la Gare :
En fait avec l’occupation allemande le conflit a duré jusqu’à la libération de 1944. J’étais à peine sortie de l’enfance et, pas plus que les adultes qui m’entouraient, je n’avais eu connaissance de l’abomination des camps de concentration. C’était une chaude journée d‘été, le garde- champêtre passait de maison en maison dans l’Avenue de la Gare :
- « On a
téléphoné à la mairie que des déportés ( ?) en provenance de Dachau ( ?), en Allemagne,
arrivaient cet après midi par le train. Ils sont tous de la région et seront
logés au Grand Séminaire avant de rentrer dans leurs foyers. Ils sont en
mauvais état. Il faut prévoir des boissons reconstituantes, mais on nous a bien
dit : rien de solide. »
Dans la cour, près du portail d’entrée grand ouvert, sous le
trépied de fer, Génie a fait un gros feu de bois me demandant de l’alimenter
sans cesse. Dans le lourd chaudron de cuivre elle a préparé un « tourin »
à la tomate enrichi de tous les légumes du jardin. Sur une petite table elle a
disposé la vieille passoire cabossée, tous les verres et les tasses de la
maison. Vers quinze heures nous avons entendu le train et son bruyant freinage.
Puis une longue attente. Nous n’en croyons pas nos yeux : du haut de la
rue descend une effroyable cohorte. Des hommes hagards, crane rasé
brillant cruellement sous le soleil,
squelettes flottants en pyjamas rayés,
avancent en titubant. Soutenus, qui par des béquilles, qui par des infirmiers.
Beaucoup sont sur des civières. C’est atroce et tellement inexpliqué,
inexplicable ! Pas le temps de se poser des questions. Génie reprend vite
ses esprits. Nous filtrons le bouillon tiède dans les verres et les présentons à
ces malheureux qu’il faut faire boire à
petites gorgées. Certains ont du mal à déglutir d’autres esquissent un sourire
comme une cicatrice sur les os de leur visage. Ils passent. Tout l’après midi
les trains et leurs voyageurs fantomatiques se succèdent… Au soir, Génie en
larmes s’est effondrée près de son chaudron.
C’était pour elle la
fin d’un monde.
Elle est partie peu après d’une terrible maladie dont elle avait souffert en silence pendant des mois.
Elle est partie peu après d’une terrible maladie dont elle avait souffert en silence pendant des mois.
Pardonne-moi, mon amie si je pleure, il y a si longtemps,
mais je l’ai tant aimée.
Allons, si tu n’es pas découragée, je te parlerai du mari de
Génie, mon grand-père Édouard, et comme on dit maintenant : - Ce ne sera
pas triste !
Te mando un beso y felicidades Navideñas desde Murcia.
RépondreSupprimerMerci Manouche pour ces textes d'une grande humanité.
RépondreSupprimerJe t'embrasse ma poulette.
alors..
RépondreSupprimerj'attends la suite
avec enthousiasme et impatience...
bizzzz
Aussi je suis aux larmes, avec le cœur accablé...
RépondreSupprimerquel histoire, je serai ravi de connaitre la de son grand père.
Bisous
Todos tus textos son constructivos y ayudan a despejar la mente
RépondreSupprimerJe suis passionné par les "Conversations avec Cora" or je ne trouve pas trace du chapitre 5.
RépondreSupprimerBises
Descend un petit peu...
SupprimerJoyeux Noël
Bizzzzzzzzzzzzz
Quelles histoires! C'est, hélas, la vie avec ses souffrances et ses épreuves. C'est très bien raconté Manouche.
RépondreSupprimerTrès émouvante page de littérature, nous attendons tous la vie du grand-père !...
RépondreSupprimerTe deseo felices fiestas
RépondreSupprimerUn fuuerte abrazo desde Andalucia
Esperaremos más acontecimientos. Felices días y besos.
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