J’avais l’habitude de déjeuner chez ce Routier qui répondait
bien à la publicité « Les routiers sont sympa ». C’était l’époque où
après avoir été d’infâmes bouibouis et avant celle où ils étaient devenus de
coûteux repaires de bobos on y mangeait très bien pour des prix raisonnables.
J’aimais y retrouver, l’hiver, cette
chaleur caractéristique qui venait de la cuisine avec des odeurs appétissantes.
La buée qui se condensait sur les longues vitres naissait aussi de la chaleur
de tous ces clients en gros pulls. Le porte- manteau croulait sous les
canadiennes et les lourds manteaux de laine. J’aimais aussi la façon dont la
serveuse guettait chaque entrée la saluant d’un cordial :
_ Bonjour-- combien de personnes ? Renseignée, depuis
le comptoir, avec le sourire mais d’un doigt impérieux elle désignait la table
adéquate.
J’avais droit en général à une « table pour un »
dans le coin tranquille des voyageurs de commerce. Un peu à part des routiers
qui se saluaient à grands cris et discutaient bruyamment d’une table à l’autre
en enfournant la côte de bœuf maison ces solitaires goûtaient d’une pause
tranquille dans leur journée de course à la vente.
Je n’avais pas leur allure et je voyais que malgré
l’inévitable journal déployé à côté de leur assiette j’attirais des regards
curieux. Cela ne me gênait plus. J’avais oublié que j’étais jeune et jolie…
Je venais manger là
parce qu’il fallait bien se nourrir que je trouvais l’atmosphère confortable,
je ne m’intéressais guère aux personnes qui m’entouraient. Il y a bruit et
bruit. L’entrainement à l’oral avec les stagiaires était épuisant dans l’écoute
attentive, en général ils étaient très sympathiques et j’aimais mon travail.
Mais quand je devais passer la pause de midi avec eux c’était vraiment pénible
parce que chacun se défoulait, racontait sa vie jusqu’au moment, au dessert en
général, où on me sollicitait pour que je raconte la mienne. Le sourire et
l’optimisme prétendus contagieux faisant partie du job, j’inventais quatre bêtises
qui faisaient rire et les soulageaient un peu de leurs problèmes. Il fallait
embrayer sur le travail de l’après-midi où
je devais lutter contre la
fatigue. Je n’étais guère solide et mon état, dans la mouvance actuelle, aurait
requis l’aide d’un psychologue et même d’une cellule de crise ! Ce n’était
pas la mode. Il fallait s’en sortir tout
seul. Oui, le bruit ici il était intense mais diffus et ne me concernait pas
directement. Un vrai lavage cerveau que j’appréciais chaque fois que dans ma
journée d’animation j’avais la possibilité de déjeuner seule avant d’aller retrouver
mes ouailles.
J’ai levé la tête quand la serveuse a crié :
_ Cinq-- tout est pris mais je vais vous arranger des
petites tables au fond, suivez-moi.
Elle installe en un tour de main les nouveaux arrivés à côté
de moi. La dame charmante, élégante, me
salue d’un sourire, le monsieur s’incline. Ce ne sont sûrement pas des habitués
de ce genre de restaurant. Mon coup d’œil professionnel les classe rapidement à
un autre niveau… un incident sur leur parcours où cet arrêt n’était pas prévu ? Le couple
face aux trois enfants devise tendrement et je bouche mentalement mes oreilles
pour être sûre de ne rien saisir de leur dialogue. Les enfants, vraiment beaux,
un garçon et une fille d’une douzaine d’années, le troisième, une petite fille,
un adorable bout de chou de deux ou trois ans, croquent leurs frites avec un
joyeux appétit. Une si jolie famille ! Le père, le bras posé sur le dossier
de la chaise de sa femme, penche régulièrement
la tête contre son cou, lui parle à l’oreille. Elle rit doucement. Comme
tous les enfants heureux ceux-ci émaillent leur discours de « papa »
et « maman » parfaitement inutiles rien que pour le plaisir
inconscient de les dire et de les entendre, qui me serrent le cœur à étouffer.
C’est bizarre aujourd’hui ils ont salé la salade de fruits.
On s'y croit dans ton routier... Il me fait souvenir d'un "bougnat" de mon enfance...
RépondreSupprimerUn joli moment d'humanité.
RépondreSupprimerCuándo comenzamos a vivir,llega la parca y todo terminó
RépondreSupprimerIl vaut mieux saler la salade de fruits que l'addition. Joli moment que ce repas.
RépondreSupprimerLa solitude, ça n'existe pas !
RépondreSupprimerje l'imprime et je reviens te dire mon coeur dans tes lignes
RépondreSupprimerQuand "Arlette" un film de Zidi fut en partie tourné au "Routier" du Plessis-Belleville le quotidien de ce paisible (trop) de l'Oise déborda de la marmite. Le carrefour de "La Bonne Rencontre" allait, peut-être nominé? Que nenni ce navet pelliculé n'ayant aucune prétention (objectif atteint) avait pour unité de lieu une infâme cambuse agrémenté de pochetrons velus.
RépondreSupprimerLa ficelle (picarde) fut trop grosse à digérer et l'endroit, presque aussi sec, fermé. Non pas à cause du film mais plutôt à l'appel du fric entendu par le patron qui subdivisa l'endroit en appartements rénovés.
M'incluant dans les susnomés (pochetrons) me reviennent les parole de Chevalier chantant "Ma pomme".
Ma pomme,
C'est moi...
J'suis plus heureux qu'un roi
Je n'me fais jamais d'mousse.
Sans s'cousse,
Je m'pousse.
Les hommes
Je l'crois,
S'font du souci, pourquoi ?
Car pour être heureux comme,
Ma pomme,
Ma pomme,
Il suffit d'être en somme
Aussi peinard que moi.
Bzzz...
Tu as une très belle plume! Fiction ou réalité?
RépondreSupprimerOn dit que les larmes ont un goût de sel.
RépondreSupprimerCette histoire m'a impressionnée parce que j'ai vécu quelque chose de semblable.
Comme le dit Marie-Paule, tu as une très belle plume.
Chronique de la vie qui passe. Un beau texte comme je les aime. Bon WE de Pâques.
RépondreSupprimerj'ai lu et comme tes lecteurs et lectrices je me suis régalée. Ravie de voir ma petite manouche dans mon coeur se faire des coupes déjeuners seule question de souffler. ou la référence au film et j'en ai tournée des films ou je servais less routiers un peu comme un madelon
RépondreSupprimermoi aussi j'adore c'est lieu et je m'y suis retrouvée comme si nous partagions la table mais étant plus disposé au silence pour profitez de tout de odeurs des visages des clins d'oeil parce çà pecho... ravie de recontacter avec ta plume . Gros bisous et merci pour la parole africaine .
A bientptôt
pas mal defifoto l'horloge entre l'objet et le coup sifflet du surmoi où du sergent des marines pour te rappeler à l'ordre . Kiss et belles paques