dimanche 26 janvier 2014

Conversation – 10 – avec Cora.



- C’est gentil de m’avoir amené ces  belles pêches. Elles étaient amères l’été 1939 quand je les croquais en lisant affiché sur le mur de la mairie l’ordre de Mobilisation Générale. J’étais au premier rang d’une foule d’adultes muets de consternation.
- Tous les pourparlers politiques avortés des années précédentes auraient  pourtant dû les alerter.
- Bien sûr, les gens avaient peur mais se maintenait la croyance que la guerre 14-18 était « la der de der » et jusqu’à l’envahissement de la Pologne personne ne voulait croire dans la possibilité d’un autre conflit.
- Dans le sud vous étiez moins exposés comment avez- vous réagi ?
- D‘abord au choc de la défaite : comment était –ce possible ? Les chefs de guerre étaient donc des incapables ? Et nos « vaillants soldats » prisonniers en masse ? Et la population civile n’était plus épargnée ? Je pense que l’esprit critique s’est vraiment développé à ce moment, la presse et la radio fortement remises en question, on savait, impuissants, que ce n’était pas de l’information mais de la propagande. Le début du manque de foi dans les politiques et les militaires : on n’y croyait plus.
C’est vrai que dans le sud nous n’avons pas subi les bombardements. Nous en avons eu particulièrement  conscience au moment de l’Exode. Cette horde de malheureux, pauvres gens qui avaient subi de véritables déluges de bombes faisant de nombreuses victimes parmi femmes et enfants. Les rescapés des bombardements se retrouvaient sans toit, ayant perdu tous leurs biens et  ne pensant qu’à fuir cet enfer. Triste cortège ininterrompu de véhicules hétéroclites se trainant  sur les routes, direction sud, cortège  de  fuyards pathétiques, affamés, se terrant dans les fossés quand l ‘aviation ennemie, en rase-motte les tirait comme des lapins.
Mes parents avaient avant la guerre habité la Normandie, à Goderville près d’Yvetot, c’est dans ce gros bourg qu’ils faisaient leurs courses et s’étaient fait des amis. Ils fréquentaient un couple de pharmaciens qui  tenaient leur officine avec leur fille aînée, la cadette vivant de son art, la peinture. J’étais  alors un bébé mais plus tard j’ai toujours entendu parler de la famille Jacob en particulier des « Demoiselles Jacob » qui,  plus tard m’étaient données en exemple. Mes parents entretenaient avec elles une correspondance suivie. Quelle a été leur surprise de voir arriver dans une voiture poussive et délabrée « les Demoiselles Jacob » !  Elles avaient mis des semaines de misère  sous les bombardements pour venir  se réfugier dans le Béarn et se trouvaient dans une grande détresse  venant chercher asile et réconfort près de nous. Lors de la grande vague de pilonnage ennemi sur Rouen leurs parents avaient été ensevelis  avec tous leurs biens sous les décombres de leur pharmacie. Les deux jeunes femmes avec d’autres jeunes sans abris avaient été recueillies par une association d’aide. On leur demandait, en contre partie d’une  soupe quotidienne, équipés de brouettes, de rechercher les débris humains dans les ruines  fumantes de Rouen…
- Mais c’est horrible ! Mais elles ont pu fuir puisqu’elles avaient une voiture…
- Oui, miraculeusement préservée dans son  garage et dans cet exode où elle faisait des envieux. Elles se sont battues pour la conserver  et se procurer de l’essence. Deux jeunes femmes dans cette marée humaine où  il  fallait être nuit et jour  sur ses gardes chacun luttant  désespérément pour sa survie. Elles embarquaient suivant l’urgence un vieillard, une mère avec son bébé …
Puis l’armistice a été conclu et la France séparée en deux. Nous nous trouvions en zone « occupée » et, de surcroit, frontalière avec la zone « libre ». Dans notre petite ville sept mille habitants, sept mille soldats allemands en permanence ! Comment te faire réaliser l’horreur qui nous a saisis à l’arrivée des troupes d’occupation quand les rangs impeccables de jeunes soldats, vainqueurs arrogants chantant à tue- tête, ont défilé sous leur  drapeau haï dans les rues au rythme de leurs lourdes bottes noires…
 Nous allions l’entendre pendant quatre ans le bruit odieux de ces bottes.
- Vous sortiez de l’enfance, vous avez du avoir une adolescence difficile.
- Tu m’amuses quand je pense au sens de cette expression aujourd’hui. Nos difficultés étaient d’un autre ordre. Morales d’abord. Imagine cette ambiance de défaite, cette tristesse généralisée par la vue de tous se ces vainqueurs  omniprésents qui avaient sur nous pouvoir de vie et de mort. Et le manque, le manque de tout. Toute notre famille se trouvait en zone libre et nous en étions séparés, sans nouvelles. En face des réquisitions en tout genre le manque de liberté de pensée et de mouvement, le manque de nourriture… Nous avions toujours faim. Les mères géraient les  rares tickets du rationnement. Je me souviens des soupes d’orties, des champignons grillés et de trop rares rutabagas…
Nous étions scolarisés dans un vaste complexe éducatif, avec différents  bâtiments, primaire garçons, primaire filles, secondaire mixte, de grandes cours arborées et surtout un énorme préau. Le préau a été immédiatement réquisitionné pour installer la boulangerie des troupes. Le matin nous rentrions en classe l’estomac vide dans une odeur de pain frais qui  nous mettait les larmes aux yeux. Sans avoir à être briffés par les adultes, mais conscients de leur exemple, nous passions la tête haute sans un regard pour ces mitrons qui parfois tendaient un quignon. La seule à accepter et même solliciter était la superbe Nadia  Chabaline. Nadia faisait partie  des descendants d’une colonie de russes blancs installés au village depuis 1917. Nous avions d’excellents rapports avec ces camarades jusqu’au jour de l’occupation ou par haine des communistes  qui avaient pris le pouvoir dans leur pays, ils étaient devenus hitlériens. Personne ne parlait plus à Nadia ni a ses frères, sales collabos…
- Cora vous m’avez dit un jour ne pas aimer l’Histoire et pourtant vous l’avez vécue.
- Ce que je t’ai dit se réfère à nos premiers contacts scolaires avec les allemands. Quand les officiers entraient dans les classes à l’improviste, nous devions nous lever. Un jour deux de ces « vert-de-gris » gradés nous ont  demandé brutalement de leur montrer nos manuels. Dois-je te rappeler qu’à cette époque les livres étaient chers, rares, et que, seuls, ils  étaient pour nous le seul moyen de connaître le monde  et contenaient tout son savoir ? Nous leur vouions le plus grand respect. Les deux schleus, S.S impressionnants, ont inspecté tous les ouvrages regardant en priorité quels en étaient  les auteurs. Tout à coup,  en gueulant,  ils ont ramassé tous nos livres d’histoire :-«  Isaac et Mallet », juive propagande » !!!
Avec nos maîtres ravalant leur colère on nous a fait sortir dans la cour, au milieu ils ont entassé nos chers livres et y ont mis le feu sous nos yeux horrifiés. Quelques jours plus tard les deux mêmes boches nous ont distribué des livres d’histoire d’auteurs allemands, traduits dans un français de propagande. Une honte. Rends-toi compte les événements des siècles passés vus par l’ennemi  laveur de cerveaux! Au bord de la nausée nos enseignants ont décidé d’interrompre l’apprentissage de l’histoire. Je t’assure qu’après une telle mésaventure nos jeunes esprits  n’ont pas eu  besoin d’être formés  à la relative vérité historique,  à déceler le discours propagandiste et considérer l’information au second degré !
- Avez-vous d’autres souvenirs scolaires ?
- Ah ! Oui ! Le fameux « Maréchal nous voilà » que les maîtres avaient ordre de nous faire chanter et que nous braillions en yaourt le jour où ne  pouvions invoquer d’angine rouge fictive.
Mais ce qui nous a terriblement marqués c’est le jour où certains de nos camarades sont arrivés en 
classe avec l’étoile jaune cousue sur leurs vêtements. Elle paraissait énorme sur leurs  torses enfantins.  Nous ne nous préoccupions  pas de l’appartenance religieuse de nos camarades, nous cohabitions dans la plus grande tolérance, catholiques, protestants, juifs et orthodoxes…Dans ma classe, il n’a y avait qu’une juive, justement ma meilleure amie, Rachel.  Elle se tenait sur le seuil, honteuse, comme si elle n’était pas  la victime de cet abominable ostracisme, n’osant pas pénétrer dans la classe où nous étions déjà entrés. Je ressens encore notre stupeur, notre incompréhension. Cette enfant charmante isolée marquée comme un animal malade à éviter. Je ne me rappelle pas avoir réfléchi, dans un silence pesant je suis allée la chercher et la  tenant par la main je l’ai faite asseoir à côté de moi. La vie nous a permis de nous retrouver à différents époques et endroits et chaque fois Rachel me serrant dans ses bras évoquait ce moment qu’elle avait perçu comme héroïque, en me manifestant une reconnaissance un peu gênante.  A propos de Rachel…
…Mon père était divorcé ce qui était une tare à l’époque. Cela rejaillissait sur moi,  doublement à côté de la norme parce que fille unique ET  de divorcé. Pensant alléger mon handicap social  et me faire rentrer dans le rang mon père en rajoutait. Lui même athée Il avait insisté pour quel je fasse ma communion solennelle puis que je suive  le « catéchisme de persévérance » qui était censé nous procurer quelques notions de théologie. En fait il fallait vraiment de la persévérance pour supporter le rabâchas de la vieille fille aigrie au cou fripé enserré dans un velours noir. Un jour elle me demande de monter sur l’estrade, face à mes camarades, pour, je le suppose, une interrogation. Elle prend ma place : - «  mademoiselle est-il vrai que vous avez une amie juive ? » -«  OUI. » - « Alors vous devez choisir le catéchisme ou « la juive ». J’ai  sauté de l’estrade et quitté la salle  avec un joyeux ; -«  Au revoir tout le monde ! ». Quand je suis rentrée à la maison  et que j’ai annoncé que la « persévérance » c’était fini et pourquoi, mon père  n’a eu qu’un mot : «   Bravo ! ».  Bien entendu je n’ai pas  mis Rachel au courant de l’incident.
J’avais perdu Rachel de vue depuis  des années. Un dimanche de vacances et de retour aux sources je la rencontre  dans la rue principale, devant l’église. Embrassades fougueuses. Mariées, mamans toutes deux nous avions mille choses à nous dire. Je veux l’entrainer sur la terrasse du café proche « - Non, tout à l’heure, maintenant je vais à la messe » et devant mon air ahuri elle ajoute : -«  Pendant l’occupation  quand nous sommes passés en zone libre nous avons été recueillis par un prêtre merveilleux et je me suis convertie ». Je l’accompagne jusqu’au porche de l’église : –«Excuse moi, je ne  vais pas à la messe mais quand elle sera finie viens me rejoindre au café, j’ai une anecdote à te raconter »…
- L’anecdote tu la connais et je te laisse méditer sur la malédiction des dogmes dans l’humaine destinée, pendant que, excuse moi si je te bouscule, je file à l’aquagym.

3 commentaires:

  1. Occupés où colonisé à une époque où les "Empires" jouaient aux "vases communiquant".
    Cora se souvient et transmet, remercies la.
    Bzzz...

    RépondreSupprimer
  2. ma chére manouche je suis très en retard sur cora est que tu pourrais m'envoyer le billet 4 5 6 7 jusqU43AU 10 S4IL TE PLAIT
    lamangou@yahoo.fr
    si cela ne te dérange pas trop je reviendrait au fur et à mesure pour les imagame j'espére que tu as un éditeur car
    c'est du beau travail merci d'avance

    RépondreSupprimer
  3. Merveilleuse histoire!!!!!!
    Avec des larmes aux yeux et en plus mes verres mouille, j´ eu difficile lire la suite
    mais je lis tout. J'espère la suite avec expectation.

    Bisous

    RépondreSupprimer