- Je t’ai parlé de mes grands- parents et de mes oncles mais
il faut que je te raconte ma tante Angèle, l’intellectuelle de la famille. Elle
avait dix- neuf ans de plus que la plus jeune de la fratrie, ma mère. Forte de
ces années d’ainesse et de son incontestable autorité elle traitait ma mère
comme une petite sotte à dresser. Personne dans la famille ne mettait en doute
son intransigeante supériorité et tout le monde filait doux, y compris le bon Édouard, émerveillé d’avoir une fille si savante. Il faut reconnaitre qu’elle
avait eu du mérite et que son parcours ferait frémir les plus courageuses des
enseignantes. Expédiée, comme toutes les débutantes, le plus loin possible,
dans le « NORD » elle avait été nommée dans une sinistre ville
minière.
- Cela devait la changer de son joyeux midi !
- Si ce n’était que cela ! Écoute, tu vas avoir du mal
à me croire. Toutes les enseignantes étaient logées dans une maison commune
dirigée d’une main de fer par la directrice du collège qui appliquait à la
lettre d’invraisemblables statuts :- interdiction d’un quelconque
maquillage - interdiction de sortir le soir – interdiction de sortir seule
dans la journée - pour la promenade en
groupe, chapeau et gants obligatoires- interdiction de pénétrer dans les corons
…
- En fait elles étaient comme des pensionnaires.
- Pire, car elles devaient donner l’exemple par leur vie
toute de dévouement à leur fonction, avoir une tenue morale et physique irréprochables.
A propos de physique on la disait très belle. Les photographies que j’ai vues
d’elle à l’époque de ses vingt ans, dans le NORD, montrent sous un visage joliment
sévère une poitrine et des hanches exagérément rondes.
Corsetée à mort, au bord de l’asphyxie, une taille de guêpe séparait, ces…avantages. Élevée aux vertus de la morale laïque elle appliquait et enseignait des qualités dont même le nom parait maintenant bizarre : loyauté, franchise, tolérance, solidarité, amour du travail bien fait, désir d’élévation morale et sociale à la méritocratie…
Corsetée à mort, au bord de l’asphyxie, une taille de guêpe séparait, ces…avantages. Élevée aux vertus de la morale laïque elle appliquait et enseignait des qualités dont même le nom parait maintenant bizarre : loyauté, franchise, tolérance, solidarité, amour du travail bien fait, désir d’élévation morale et sociale à la méritocratie…
C‘est tout naturellement qu’elle avait été séduite par le
"langage unique", né après la guerre de 14-18, gage de paix et de fraternité :
l’Espéranto. Une des premières adeptes, enthousiaste, elle l’enseignait aux
enfants et aux adultes et a souffert plus tard du peu d’intérêt que cette
expression universelle suscitait. Quand je l’ai connue
c’était une grosse dame, directrice d’école, secrétaire de mairie. Si le corset
physique avait disparu, celui moral, était toujours aussi étroitement lacé.
Elle me faisait un peu peur surtout quand elle a commencé à piquer du menton.
Ma mère la laissait pérorer avec indulgence, très apitoyée par son destin de
« petite veuve de guerre ». Tu sais de quoi il s’agit ?
- En fait, pas trop…
- La guerre si
meurtrière de 14-18 avait généré un grand nombre de veuves mais aussi de
fiancées qui n’ont jamais revu leur prétendant, ce sont elles qu’on appelait
« les petites veuves ». La société bien pensante leur avait réservé
un triste sort. Ainsi, Angèle officiellement fiancée à un beau lieutenant,
folle d’un amour platonique exacerbé par le danger, correspondait chaque jour
avec lui. Pendant des années ils ont échangé
des lettre pleines de tendresse se
soutenant mutuellement, elle depuis sa ville minière, lui depuis le front.
Toute femme peut imaginer à quel point
ces relations épistolaires étaient importantes pour chacun d’eux. Ils
faisaient mille projets pour
« après » dans un avenir
qu’ils imaginaient sans nuage. Presque à
la fin du conflit le beau lieutenant a été tué faisant de ma tante une
petite veuve de guerre . Peux-tu imaginer que le fait pour ces jeunes
filles d’avoir été aimées d’un « héros » les obligeait à porter le deuil jusqu’à la
fin de leurs jours, à rester strictement fidèles et ne pas se marier ?
- Mais c’est inhumain, c’était la double peine !
-Il y avait une exception : le mariage avec un frère du
mort… s’il y avait un, disponible et volontaire. Ma tante a succombé aux
avances du frère de son fiancé, superbe cuirassier à cheval, à qui elle a toujours,
dans une remarquable illogique féminine, reproché d’avoir survécu à son frère et ne
n’avoir pas l’aura du héros ! Pourtant Léon était un fort bel homme,
intelligent, aimable mais Angèle lui a fait sentir toute sa vie qu’il n’était
pas son premier choix !
Les voilà maîtres d’une belle propriété. Angèle avait posé
ses conditions, pas question qu’elle mette la main à cette pâte rurale. Elle
ignorait volontairement le nombre de têtes de bétail, les superficies des champs
de maïs, de tabac, de vigne. A toutes les grandes occasions des travaux qui
rythment la vie à la campagne, la pèle- porc, les vendanges, le "dépouillage" du
maïs, les « battères » du blé …après avoir salué les participants et
donné des ordres pour qu’ils soient bien accueillis, elle se retirait toute la journée dans sa chambre avec un livre.
Elle n‘était pas oisive, cela non ; directrice- enseignante de l’école
elle se dévouait sans compter à ses élèves
(qui l’adoraient) et se chargeait de tout le travail administratif et comptable
de cette commune dont Léon a été le maire pendant quarante ans.
Esprit libre, elle n’était guère attirée par les choses de la
religion cependant elle devait, suivant la coutume dormir sous la
protection d’un Christ en croix presque
grandeur nature. Le vaste lit de chêne, situé juste dessous était, lui aussi, coutumier, c’était celui des
« maistres ». Malgré les critiques constantes à son mari, Angèle était
très possessive envers son beau Léon, surtout quand il partait, solaire, comme
Gaston Phébus, sur son cheval, faire le tour des métairies et des jolies
paysannes qui y vivaient…
Quand il rentrait trop tard au gré d’Angèle, tout sourire sur son visage bronzé,
il avait même droit à quelque scène de jalousie.
Une nuit que le couple dormait sous le vaste édredon, Angèle
a été réveillée par un cri de douleur. Elle allume la chandelle et voit Léon le visage en sang à demi écrasé par
le crucifix détaché du mur.
- Là tout de même elle a du faire preuve de douceur et
soigner son pauvre mari ?
- Tu crois ! Elle s’est assise très digne dans le lit
et, sévère, a lancé :- "Tu as du en faire des horreurs pour que le
bon Dieu te punisse ainsi » !
Léon aimait bien raconter cette anecdote quand Angèle, hors de
portée de voix, était plongée dans un de ces chers livres.
- Ma jolie ne viens pas la semaine prochaine je pars avec le
bus des aînés, les vieux quoi, visiter la Sagrada Familia à Barcelone.
Pittoresque la tante Angèle et bien représentative de la génération sacrifiée.
RépondreSupprimerAh, oui! Le grand "lit de miyeu" avec le crucifix et un brin de buis des Rameaux qui se fane au long de l'hiver... Ils me semblaient hauts ces lits! une vraie escalade! Pour édredonnir dans le satin piqué et moelleux, souvent rouge...
RépondreSupprimerUn Cristo en la cruz de tamaño natural, ¿dónde se cuelga?....
RépondreSupprimerBesos.
J'ai été absent si longtemps que j'ai manqué les précédents. Tristesse, ça se lit comme du bonbon et c'est merveilleusement écrit.
RépondreSupprimerUn tel talent d'écriture ne traîne pas les rues. Et quel retour en arrière.
Et ben, une maîcresse-femme cette Angèle... Ah, les instits d'après-guerre ne s'en laissaient pas conter !!!
RépondreSupprimerGROS BECS
Autre époque, autres mœurs ! Un fort caractère cette Angèle!
RépondreSupprimerUn condensé de vie féminine... Valait-il mieux être une petite oie qu'une intellectuelle? La question peut parfois se poser!
RépondreSupprimerJ'ai bien connu une "petite veuve", une de mes tantes, qui (et c'était incompréhensible pour moi) est restée toute sa vie fidèle à la mémoire de son poilu de fiancé "mort au champ d'honneur".
RépondreSupprimerBises
Merveilleusement bien écrit. Le coup de la descente de croix, je le connaissais , mais pas de cette façon.
RépondreSupprimerBises et bon voyage.
Roger
En todos tus escritos se pueden observar tu amor por la letras
RépondreSupprimerSaludos
Beau personnage
RépondreSupprimeret les Toustem Youens arriveront-ils à monter tout en haut d'un des clochers ajourés sans avoir le vertige ?
RépondreSupprimerbises à Cora
J'ai vraiment aimé cette histoire. Une tante très spéciale était Angela.
RépondreSupprimerBisous
La Sagrada Familia a Barcelone, c´ est fantastique!
Quel récit! Vous êtes dotée d'une excellente plume. Ce non seulement un plaisir de lire ce billet mais, une très belle façon de commencer la journée!
RépondreSupprimerGrand-Langue
♥
RépondreSupprimerDésolé... il manquanit un mot dans ma phrase... je devrais me relire!
RépondreSupprimerGrand-Langue
Adorable... autant que son prénom.
RépondreSupprimerBizz, Manou.