jeudi 9 janvier 2014

Conversation avec Cora -8-






- Je t’ai parlé de mes grands- parents et de mes oncles mais il faut que je te raconte ma tante Angèle, l’intellectuelle de la famille. Elle avait dix- neuf ans de plus que la plus jeune de la fratrie, ma mère. Forte de ces années d’ainesse et de son incontestable autorité elle traitait ma mère comme une petite sotte à dresser. Personne dans la famille ne mettait en doute son intransigeante supériorité et tout le monde filait doux, y compris le bon Édouard, émerveillé d’avoir une fille si savante. Il faut reconnaitre qu’elle avait eu du mérite et que son parcours ferait frémir les plus courageuses des enseignantes. Expédiée, comme toutes les débutantes, le plus loin possible, dans le « NORD » elle avait été nommée dans une sinistre ville minière.
- Cela devait la changer de son joyeux midi !
- Si ce n’était que cela ! Écoute, tu vas avoir du mal à me croire. Toutes les enseignantes étaient logées dans une maison commune dirigée d’une main de fer par la directrice du collège qui appliquait à la lettre d’invraisemblables statuts :- interdiction d’un quelconque maquillage - interdiction de sortir le soir – interdiction de sortir seule dans la journée -  pour la promenade en groupe, chapeau et gants obligatoires- interdiction de pénétrer dans les corons …
- En fait elles étaient comme des pensionnaires.
- Pire, car elles devaient donner l’exemple par leur vie toute de dévouement à leur fonction, avoir une tenue morale et physique irréprochables. A propos de physique on la disait très belle. Les photographies que j’ai vues d’elle à l’époque de ses vingt ans, dans le NORD, montrent sous un visage joliment sévère une poitrine et des hanches exagérément rondes.

                                           Corsetée à mort, au bord de l’asphyxie, une taille de guêpe séparait, ces…avantages. Élevée aux vertus de la morale laïque elle appliquait et enseignait des qualités dont même le nom parait maintenant  bizarre : loyauté, franchise, tolérance, solidarité, amour du travail bien fait, désir d’élévation morale et sociale à la méritocratie…
C‘est tout naturellement qu’elle avait été séduite par le "langage unique", né après la guerre de 14-18,  gage de paix et de fraternité : l’Espéranto. Une des premières adeptes, enthousiaste, elle l’enseignait aux enfants et aux adultes et a souffert plus tard du peu d’intérêt que cette expression universelle suscitait. Quand je l’ai connue c’était une grosse dame, directrice d’école, secrétaire de mairie. Si le corset physique avait disparu, celui moral, était toujours aussi étroitement lacé. Elle me faisait un peu peur surtout quand elle a commencé à piquer du menton. Ma mère la laissait pérorer avec indulgence, très apitoyée par son destin de « petite veuve de guerre ». Tu sais de quoi il s’agit ?
- En fait, pas trop…
- La  guerre si meurtrière de 14-18 avait généré un grand nombre de veuves mais aussi de fiancées qui n’ont jamais revu leur prétendant, ce sont elles qu’on appelait «  les petites veuves ». La société bien pensante leur avait réservé un triste sort. Ainsi, Angèle officiellement fiancée à un beau lieutenant, folle d’un amour platonique exacerbé par le danger, correspondait chaque jour avec lui. Pendant des années ils ont  échangé  des lettre pleines de tendresse se soutenant mutuellement, elle depuis sa ville minière, lui depuis le front. Toute femme peut imaginer à quel point  ces relations épistolaires étaient importantes pour chacun d’eux. Ils faisaient mille projets  pour « après »  dans un avenir qu’ils imaginaient sans nuage. Presque  à la fin du conflit le beau lieutenant a été tué faisant de ma tante  une petite veuve de guerre . Peux-tu imaginer que le fait pour ces jeunes filles d’avoir été aimées d’un « héros »  les obligeait à porter le deuil jusqu’à la fin de leurs jours, à rester strictement fidèles et ne pas se marier ?
- Mais c’est inhumain, c’était la double peine !
-Il y avait une exception : le mariage avec un frère du mort… s’il y avait un, disponible et volontaire. Ma tante a succombé aux avances du frère de son fiancé, superbe cuirassier à cheval, à qui elle a toujours, dans une remarquable illogique féminine,  reproché d’avoir survécu à son frère et ne n’avoir pas l’aura du héros ! Pourtant Léon était un fort bel homme, intelligent, aimable mais Angèle lui a fait sentir toute sa vie qu’il n’était pas son premier choix !
Les voilà maîtres d’une belle propriété. Angèle avait posé ses conditions, pas question qu’elle mette la main à cette pâte rurale. Elle ignorait volontairement le nombre de têtes de bétail, les superficies des champs de maïs, de tabac, de vigne. A toutes les grandes occasions des travaux qui rythment la vie à la campagne, la pèle- porc, les vendanges, le "dépouillage" du maïs, les « battères » du blé …après avoir salué les participants et donné des ordres pour qu’ils soient bien accueillis, elle se retirait  toute la journée dans sa chambre avec un livre. Elle n‘était pas oisive, cela non ; directrice- enseignante de l’école elle se dévouait  sans compter à ses élèves (qui l’adoraient) et se chargeait de tout le travail administratif et comptable de cette commune dont Léon a été le maire pendant quarante ans.
Esprit libre, elle n’était guère  attirée par  les choses de la religion cependant elle devait, suivant la coutume dormir sous la protection d’un Christ en  croix presque grandeur nature. Le vaste lit de chêne, situé juste dessous était, lui aussi, coutumier, c’était celui des « maistres ». Malgré les critiques constantes à son mari, Angèle était très possessive envers son beau Léon, surtout quand il partait, solaire, comme Gaston Phébus, sur son cheval, faire le tour des métairies et des jolies paysannes qui y vivaient…
Quand il rentrait trop tard au gré  d’Angèle, tout sourire sur son visage bronzé, il avait même droit à quelque scène de jalousie.
Une nuit que le couple dormait sous le vaste édredon, Angèle a été réveillée par un cri de douleur. Elle allume la chandelle et  voit Léon le visage en sang à demi écrasé par le crucifix détaché du mur.
- Là tout de même elle a du faire preuve de douceur et soigner son pauvre mari ?
- Tu crois ! Elle s’est assise très digne dans le lit et, sévère, a lancé :- "Tu as du en faire des horreurs pour que le bon Dieu te punisse ainsi » !
Léon aimait bien raconter cette anecdote quand Angèle,  hors  de portée de voix, était plongée dans un de ces chers livres.

- Ma jolie ne viens pas la semaine prochaine je pars avec le bus des aînés, les vieux quoi, visiter la Sagrada Familia à Barcelone.





17 commentaires:

  1. Pittoresque la tante Angèle et bien représentative de la génération sacrifiée.

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  2. Ah, oui! Le grand "lit de miyeu" avec le crucifix et un brin de buis des Rameaux qui se fane au long de l'hiver... Ils me semblaient hauts ces lits! une vraie escalade! Pour édredonnir dans le satin piqué et moelleux, souvent rouge...

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  3. Un Cristo en la cruz de tamaño natural, ¿dónde se cuelga?....

    Besos.

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  4. J'ai été absent si longtemps que j'ai manqué les précédents. Tristesse, ça se lit comme du bonbon et c'est merveilleusement écrit.

    Un tel talent d'écriture ne traîne pas les rues. Et quel retour en arrière.

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  5. Et ben, une maîcresse-femme cette Angèle... Ah, les instits d'après-guerre ne s'en laissaient pas conter !!!
    GROS BECS

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  6. Autre époque, autres mœurs ! Un fort caractère cette Angèle!

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  7. Un condensé de vie féminine... Valait-il mieux être une petite oie qu'une intellectuelle? La question peut parfois se poser!

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  8. J'ai bien connu une "petite veuve", une de mes tantes, qui (et c'était incompréhensible pour moi) est restée toute sa vie fidèle à la mémoire de son poilu de fiancé "mort au champ d'honneur".
    Bises

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  9. Merveilleusement bien écrit. Le coup de la descente de croix, je le connaissais , mais pas de cette façon.

    Bises et bon voyage.

    Roger

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  10. En todos tus escritos se pueden observar tu amor por la letras
    Saludos

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  11. et les Toustem Youens arriveront-ils à monter tout en haut d'un des clochers ajourés sans avoir le vertige ?
    bises à Cora

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  12. J'ai vraiment aimé cette histoire. Une tante très spéciale était Angela.

    Bisous

    La Sagrada Familia a Barcelone, c´ est fantastique!

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  13. Quel récit! Vous êtes dotée d'une excellente plume. Ce non seulement un plaisir de lire ce billet mais, une très belle façon de commencer la journée!

    Grand-Langue

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  14. Désolé... il manquanit un mot dans ma phrase... je devrais me relire!

    Grand-Langue

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  15. Adorable... autant que son prénom.
    Bizz, Manou.

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