- Bonjour ma Jolie, j’ai envie de faire un saut dans le
temps et de t’amener dans ma guerre de 39-45.je dis « ma » parce que
mes souvenirs ne correspondent pas forcement avec ce que tu as appris de cette
époque terrible -
- J’espère que plus tard vous voudrez bien combler la
période d’entre deux guerres avec d’autres souvenirs de la génération de vos
parents ?
- Tu as raison, il n’y a plus de vivants de leur génération,
et je ne risque pas de choquer leurs contemporains… ni les miens
d’ailleurs ! C’est vrai je suis maintenant entourée de plus de morts que de vivants, plus
personne n’a connu ma jeunesse. Laisse-moi rire : je fais dans mon grand âge partie des chefs d’œuvre
en péril ! Ce qui me gêne c’est qu’à propos de ces faits récents je
dois te parler de moi-même plus que dans
nos précédents entretiens.
- Allons, ma chère Cora, pas de fausse pudeur. Alors comment
cela a-t-il commencé ?
- Assieds- toi confortablement et laisse moi fermer les
yeux.
Ce dimanche de l’été 1936 est somptueux …
La station thermale baigne dans une chaude lumière qui
magnifie son jardin public .Des massifs de roses ,des canas géants, des
hortensias roses et bleus éclatent sous les prunus violets .Une allée de saules
mène au bassin, jets d’eau fusant sous les pieds d’un jeune faune de bronze symbole parfait de ce moment
d’allégresse naturelle et de parfaite paix ambiante. Des élégantes promènent leurs robes blanches et leurs
capelines pastel, prennent place sur les
bancs de bois peints en vert, lisent un roman, surveillent de petits enfants
joyeux qui se poursuivent en riant. Il est bientôt midi et les messieurs sont
déjà installés à la terrasse du Café Trianon devant des Pernauds opalescents.
L’orchestre a pris place sur l’estrade qui sépare la terrasse de l’intérieur du
café où quelques tables de bridge, un billard attendent les amateurs…
La grosse horloge encastrée au-dessus de la porte centrale
du vaste bâtiment de style mauresque chante les douze coups de midi.
Dès les premières mesures d’un paso-doble endiablé les dames
et les enfants se dirigent vers le Café Trianon,
les petits courant demander leur grenadine et se précipitant sur la sphère du
distributeur de cacahuètes dont le tiroir métallique avec un joli clic délivre
ces gourmandises contre une pièce de monnaie.
Les dernières curistes de la matinée sortent de l’Etablissement Thermal enveloppées de
leur peignoir immaculé, avant de rejoindre leurs hôtels.
On papote un peu sur le perron :
-Que faites-vous cet après-midi ?
-J’hésite, peut-être un golf où si le soleil est trop fort j’irai,
sous le parasol broder des « smocks »
à l’Atelier de travaux de dames de l’avenue du Parc.
-Moi, je suis trop lasse, j’en suis aux bains complets en
eau- mère salée, en plus c’est l’époque
de l’ovulation et j’attends mon mari ce week-end.
Les eaux de la Station soignent la stérilité, beaucoup de
dames sont exaucées dans leur désir d’enfant. Miracle de la cure, des visites
maritales, des quinze médecins en activité dans la station, ou du groupe de
beaux et jeunes célibataires locaux qui
papillonnent autour des plus jolies comme un essaim d’abeilles devant un pot de
confitures. Conséquence logique : les jeunes filles du bourg sont
considérées comme les plus sages du canton et personne ne se préoccupe de
savoir si c’est par frustration… Ici c’est
« la curiste d’abord ». Il faut que dans l’année on puisse
afficher le plus grand nombre de faire- parts de naissance. On dirait que
l’évêché s’est mis de la partie puisque le chanoine Aibrun a été désigné à la
tête de la paroisse. Le beau chanoine
Aibrun ,si éloquent, qui chante la messe d’une voix chaude, émouvante, le très
aimé chanoine Aibrun tellement indulgent aux péchés du monde que c’est un
plaisir supplémentaire que d’aller à confesse .
Puis on se disperse.
Certains se dirigent vers le « Grand Hôtel Du Parc». Ce véritable
palace est la gloire de la station. Certes, il y a d'autres hôtels de standing,
il y a aussi de nombreuses pensions de famille même des chambres meublées en tout
genre, mais le grand hôtel !
Chef-d’œuvre de la fin du XIXème il ressemble à un vaisseau
rutilant voguant sur des massifs fleuris. On gravit un monumental perron puis
on pénètre dans un hall somptueux. Il est flanqué aux deux extrémités de
cheminées monumentales. Quelle que soit la saison on y brûle de véritables troncs
d’arbres portés par des valets en livrée
à gilet rayé noir et or. Ces valets très nombreux traversent discrètement le
grand hall et courent dans l’escalier à double révolution qui mène aux chambres.
Chacune décorée avec un goût exquis donne sur le couloir intérieur ovale, en mezzanine, qui surplombe
le hall. Ainsi la lumière descend directement des vitraux multicolores de la
verrière en coupole chatoyant sur le parquet ciré du rez- de- chaussée.
Cette vaste salle de style anglais marie le cuir des
fauteuils club, à l’acajou des petites tables basses et à l’écossais des tapis
moelleux. On peut y apercevoir quelque célébrité. Madame Lebrun, l’épouse
du président de la République, très discrète, et un jeune homme rondouillard
dont on assure qu’il est « le » couturier parisien après Poiret, il
s’appelle Christian Dior. Il promène, la mine morose entre sa mère qui
ressemble à une momie inca et sa jeune nièce aux boucles blondes dont l’activité
principale est de tourmenter les jolies femmes de chambre en blouse rose. Les
directeurs de l’hôtel, un couple de
personnes âgées aux cheveux de neige et leurs deux filles tout aussi élégantes et curieusement
aux cheveux tout aussi immaculés
donnent, réunis dans la loge des soirées de gala, l’illusion d’un tableau de
Watteau.
La terrasse du Trianon se vide maintenant à l’exception d’un
couple tendrement enlacé, tangotant sur
le dernier morceau de l’orchestre.
De la musique il y en aura encore, cet après-midi dans le
kiosque vert tout enrubanné de glycines qui trône au milieu du jardin public.
Annette la chaisière, disposera les chaises de fer repeintes chaque saison pour
ceux qui préfèrent ce confort à la promenade circulaire sur le gravier blond
qui roule sous les pas.
Et encore ce soir au Casino, on dansera, on jouera, on
boira : il ne faut pas perdre un moment de plaisir! Au Casino, il y a un
cinéma, un théâtre, des salles de jeux, une vaste salle de bal parquet marqueté, aux peintures murales art
déco avec de noirs musiciens cubistes qui semblent danser aussi dans la lumière
de l’énorme lustre de cristal. Les dames seront en robe longue, les messieurs
en smoking et s’ils sont seulement en costume noir trois pièces ils arboreront
un gardénia à la boutonnière. Tino, cheveux noirs calamistrés à la gomina
argentine et danseur mondain, invitera les esseulées …
Brave Tino qui s’acquitte de sa tâche avec un détachement
aimable qui peut passer pour une preuve de sa bonne éducation. Ce même Tino s’amuse
vraiment avec les petits puisque son contrat prévoit qu’il doit animer les
après-midi enfantines. Dans cette période insouciante il était normal que les
enfants s’amusent aussi et Tino y réussissait à merveille. C’était pour nous des
jeux, des danses, des chants, des cotillons, des déguisements et parfois des
lâchers de ballon, que même les grands de dix ans et plus, sortant de la
piscine toute proche, venaient admirer en criant avec les petits
émerveillés : « plus zaut
,plus zaut ! ».
L’après-midi, la chaleur augmentant, s’annonçait calme et
douce entre deux divertissements.
Tout à coup dans un grand bruit de ferraille des autocars déglingués débouchent sur l’Avenue
du parc. De loin ils paraissent bondés et sur les toits brinquebale une énorme
masse de paquets mal arrimés. A la rencontre de cette étrange caravane
accourent Monsieur le maire et divers notables de la commune, ils indiquent au
chauffeur hébété la direction du stade :
- Vous ne pouvez pas stationner ici au centre de la ville,
vous ferez descendre vos passagers sur le terrain de communal. Il faut parer au
plus pressé.
- Mais les enfants ont faim et soif.
- Ne vous inquiétez pas on s’en occupe.
Quelques curieux arrachés à leur sieste qui ne comprennent rien à ce qui se passe
regardent redémarrer les lourds véhicules immatriculés en Espagne, des murmures
courent :
- Ce sont des rouges, mon Dieu, des
Révolutionnaires !
Monsieur le maire informe et rassure expliquant qu’il s’agit
de malheureux réfugiés en majorité des femmes et des enfants.
- Ces malheureux ont été bombardés. Vous en saurez plus en
vous rendant au stade avec tout ce que
vous pouvez offrir à ces pauvres gens.
L’information court de bouche à oreille, incompréhensible,
impensable, ces gens ont été bombardés,
un bombardement ? Où, mais par qui, comment ? il n’y a pas eu de
déclaration de guerre ?
L’autobus a déversé pêle-mêle sur la pelouse du terrain de
rugby son chargement humain et les ballots où chacun a entassé ses biens les
plus précieux.
Le spectacle est désolant, il y a là une majorité d’enfants,
sales hébétés, des femmes au visage torturé serrent contre elle des bébés qui
hurlent. Quelques hommes âgés, des infirmes se tiennent à part, silencieux tête
basse. Les villageois, profondément
choqués, essayent de se rendre utiles. Il faut du lait, beaucoup de lait. Mme
Rolou l’institutrice, qui ne manque jamais une occasion de se distinguer,
ordonne que le lait soit bouilli, Hector le coiffeur, au bon sens pratique,
suggère que vu l’urgence il vaut mieux porter trois litres de lait frais qu’un
pasteurisé ! Chacun court de sa maison au stade, essaye de se rendre utile
portant nourriture et boissons. Pendant que les enfants se restaurent les
questions fusent :
- D’où venez –vous ? Que s’est-il passé ?
La gorge serrée une femme s’écrie :
- Guernica bombardeo, muchos muertos ! Los aviones alemanes !
- Les avions allemands !
Un frisson …les allemands, là, tout près, et ces petits
enfants, le visage poussiéreux rayé de larmes... La majorité d’entre eux n’est
pas accompagnée d’adultes. Ils ont perdu leurs parents dans le bombardement,
ils se serrent les uns contre les autres, le regard affolé.
Seul le chauffeur d’un des autobus parait avoir suffisamment
de sang- froid pour être un interlocuteur valable. Monsieur le maire lui
explique qu’il faut un peu de temps pour organiser des secours et que ce soir
il faudra dormir à la belle étoile. On portera des couvertures. Et
demain ? A propos où pensent-ils aller demain ?
- Nulle part, plus d’essence, pas d’argent, nous sommes arrivés.
Madame Langlois, la boulangère, qui chante si bien à la messe
le dimanche, prend la parole d’une voix forte et vibrante :
- Quelle est la mère de famille qui accepterait une pareille
horreur ? Il suffit de quelques foyers volontaires pour résoudre le problème.
Le garde-champêtre va avertir tout le monde et j’attends ici ceux qui peuvent
recevoir ces malheureux.
Pour les petits orphelins le drame continuait,
cependant les familles d’accueil faisaient tout leur possible pour ne pas
séparer les frères et les sœurs.
Ces enfants, traumatisés, ne comprenant pas le français, se
débattaient, hurlaient quand on voulait les laver, les nourrir, au moindre
bruit de moteur se précipitaient sous la table où ils se sentaient plus en
sécurité.
De longues années plus tard certains parlaient
encore un français approximatif, formaient une communauté solidaire dans
le souvenir de leurs jeunes vies brisées.
La ville avait subitement perdu son insouciance, ses
certitudes et sa sérénité.
Et cela pour de longues années à venir.
Magnifiques, comme toujours, ces souvenirs de Cora.
RépondreSupprimerVivement les suivants.
Bisous
Quel contraste! Et chez nous... plus que trois années d'insouciance..N'oublions pas...
RépondreSupprimerPuede ser un amor platónico
RépondreSupprimerComme c''est bien écrit Manouche! Un vari régal! Triste guerre qui vient balayer l'insouciance de la vie.
RépondreSupprimerLo de Cora tiene mucho y mucha miga.
RépondreSupprimerBesos.
Plus de photos d' hôtels que d' un seul tableau criant sa couleur ( ce n' est pas le vrai !)
RépondreSupprimerNos souvenirs se maquillent des couleurs heureuses, on oublie les moments gris et noirs...
Tu as une plume excellente!!
RépondreSupprimerEt je t´applaudis.
Bizz, Manou.
Comme me plait la expression "dormir a la belle Etoile".
RépondreSupprimerL'histoire est très intéressante, très intense, il me semble être là à regarder tout.
Le bombardement de Guernica un horreur, en effet.
Merci, Manouche. Bisous