- Bonjour, petite, le printemps
entre avec toi c’est un plaisir ;
- Bonjour Cora, toujours plongée
dans la lecture ?
-Oui, je m’émerveille toujours
de certains changements de la société.
- Ah, bon ! Pourtant il me
semble que ce n’est guère le moment quand se manifestent toutes sortes de
revendications.
- Je sais et c’est normal, je me
tiens au courant en particulier des revendications des femmes surtout celles
qui sont évidentes comme la parité des salaires. Mais tu ne peux empêcher
quelqu’un qui a vécu si longtemps de constater certains progrès. Quand tu es
rentrée je lisais que les statistiques
les plus récentes notent que , en France, sur 66958 avocats 55% sont des
femmes ! Après ma maîtrise en droit il paraissait logique que je rentre
dans une administration. Mon père, Inspecteur des Impôts, me voyait intégrer la maison mère du Trésor
Public. Heureusement personne ne s’est opposé à ce qui était ma vocation :
devenir avocat. Comprendre, argumenter pour défendre, surtout ne pas juger,
j’en rêvais.
CAPA en poche je me présentais
au bâtonnier du barreau local afin qu’il me conseille un cabinet pour effectuer
les trois années de stage. C’était un petit Monsieur tout rond tout
souriant nanti d’une épouse acariâtre
et de trois cancres d’enfants. Je me
souviens toujours de son accueil :
- N’allez pas plus loin, vous
resterez ici, voilà votre bureau. Vous n’ignorez pas que ce sera difficile. Il
n’y a pas de femme au barreau, je choisirai les dossiers en
conséquence… » . Séance solennelle et robe empruntée au conseil de l’Ordre
nous étions deux à prêter serment, mon ami Phung et moi, c’était en 1953. « On »
a dit : -« Quelle promotion ! Une fille et un
jaune ! »
-Ca, c’est de l’accueil sympathique,
et comment avez-vous démarré ?
-En Correctionnelle, au titre de
l’aide judiciaire évidemment. Vas-tu le
croire ? Pour ma première affaire mon client était chauffeur routier et
s’appelait Otto Kar ! J’avais eu droit à un article dithyrambique dans la presse locale
intitulé : « Une hirondelle chez les corbeaux » ! Les
avocats alors étaient de véritables personnages, très instruits, cultivés qui
manifestaient à toute occasion leur courtois mépris quand je plaidais contre un
des leurs : -« malgré son talent, ma charmante
« confrère », etc., etc.… ». Je me souviens particulièrement
d’une joute contre un de ces ténors, un cinquantenaire géant à la voix d’airain
en face duquel j’étais intimement terrorisée. C’était au mois de février et il
faisait très froid mais au fur et à mesure de nos échanges verbaux je sentais
ma joue droite s’enflammer. Résultat du stress : un énorme herpès qui
s’est manifesté souvent par la suite, comme un anniversaire, les mois de
février. Petit à petit je prenais de l’assurance en me concentrant uniquement
sur la personne, le dossier à défendre. J’étais fauchée de chez fauché et il
m’arrivait souvent de déjeuner le midi de croissants et de cafés au lait à « La
Coupole ». Là un jour en dégustant mon crême j’ai vu passer devant la vitrine un souteneur et sa
prostituée, que j’avais tirés d’affaire gratuitement, très élégants, elle
richement bijoutée, …
- Ma pauvre ya pas d’justice en
ce bas monde !
- Des souvenirs encore…mon
patron me confiant :
-« mon coiffeur a encore
fait des siennes ». Tous les printemps il s’exhibe dans le parc public, je
ne sais pas ce que je vais devoir inventer pour le tirer de là. Je me souviens
de sa plaidoirie poétique et tellement drôle. Les juges et le public étaient
morts de rire. Aussi le souvenir de ces dossiers qu’il m’interdisait gentiment
de consulter. Je sais qu’il voulait me protéger de ces drames de mœurs odieux
qui se passaient dans les campagnes environnantes entre parents et enfants,
enfants alors insuffisamment protégés. Cependant il m’avait poussée à occuper
aux Assises.
- Un crime, racontez moi, Cora..
_ Il s’agissait d’un vagabond
qui parcourait la campagne à vélo. A l’approche d’une ferme il prenait un
piquet de clôture et assassinait les habitants. Pas d’indices, pas de mobile,
pas encore de moyens d’investigations… Les gendarmes ont tardé à l’appréhender
alors qu’il avait commis de nombreux crimes semblables. Je n’ai jamais pu
m’habituer au bruit des portes de la prison mais cette fois c’était bien pire.
Un gardien m’avait installée dans une salle sécurisée, sorte de cube de verre et
j’ai vu arriver un personnage hors du commun. Très grand, mince à l’excès,
cheveux et barbes longs et blonds, d’immenses yeux clairs et vides. L’homme
répétait en boucle : « je n’ai pas eu de chance, je n’ai pas eu
de chance… » Se refusant à tout dialogue. Voulant vraiment comprendre
j’essayais d’accrocher son regard fuyant lui demandant :- « pourquoi ? »
-« je n’ai pas eu de
chance… parce que je me suis fait arrêter ». Je le quittai frustrée et
troublée.
Le lendemain matin dès mon
arrivée au cabinet mon bon Bâtonnier m’apprenait avec précaution que l’homme,
dans la nuit, s’était pendu dans sa cellule .
- Vous avez dû être choquée
et vous être posé beaucoup de
questions ?
-Allez tout ça est passé. Sois
gentille apporte moi mon tricot que je finisse la manche.
Une vie bien remplie avec tout un tas d'anecdotes, drôles et moins drôles !
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