mardi 2 avril 2019

Conversation -38- avec Cora.




- Bonjour, petite, le printemps entre avec toi c’est un plaisir ;
- Bonjour Cora, toujours plongée dans la lecture ?
-Oui, je m’émerveille toujours de certains changements de la société.
- Ah, bon ! Pourtant il me semble que ce n’est guère le moment quand se manifestent toutes sortes de revendications.
- Je sais et c’est normal, je me tiens au courant en particulier des revendications des femmes surtout celles qui sont évidentes comme la parité des salaires. Mais tu ne peux empêcher quelqu’un qui a vécu si longtemps de constater certains progrès. Quand tu es rentrée je lisais  que les statistiques les plus récentes notent que , en France, sur 66958 avocats 55% sont des femmes ! Après ma maîtrise en droit il paraissait logique que je rentre dans une administration. Mon père, Inspecteur des Impôts, me  voyait intégrer la maison mère du Trésor Public. Heureusement personne ne s’est opposé à ce qui était ma vocation : devenir avocat. Comprendre, argumenter pour défendre, surtout ne pas juger, j’en rêvais.
CAPA en poche je me présentais au bâtonnier du barreau local afin qu’il me conseille un cabinet pour effectuer les trois années de stage. C’était un petit Monsieur tout rond tout souriant  nanti d’une épouse acariâtre et  de trois cancres d’enfants. Je me souviens toujours de son accueil :
- N’allez pas plus loin, vous resterez ici, voilà votre bureau. Vous n’ignorez pas que ce sera difficile. Il n’y a pas de femme au barreau, je choisirai les dossiers en conséquence… » . Séance solennelle et robe empruntée au conseil de l’Ordre nous étions deux à prêter serment, mon ami Phung et moi, c’était en 1953. « On » a dit : -« Quelle promotion ! Une fille et un jaune ! »
-Ca, c’est de l’accueil sympathique, et comment avez-vous démarré ?
-En Correctionnelle, au titre de l’aide  judiciaire évidemment. Vas-tu le croire ? Pour ma première affaire mon client était chauffeur routier et s’appelait Otto Kar ! J’avais eu droit à un article  dithyrambique dans la presse locale intitulé : « Une hirondelle chez les corbeaux » ! Les avocats alors étaient de véritables personnages, très instruits, cultivés qui manifestaient à toute occasion leur courtois mépris quand je plaidais contre un des leurs : -«  malgré son talent, ma charmante « confrère », etc., etc.… ». Je me souviens particulièrement d’une joute contre un de ces ténors, un cinquantenaire géant à la voix d’airain en face duquel j’étais intimement terrorisée. C’était au mois de février et il faisait très froid mais au fur et à mesure de nos échanges verbaux je sentais ma joue droite s’enflammer. Résultat du stress : un énorme herpès qui s’est manifesté souvent par la suite, comme un anniversaire, les mois de février. Petit à petit je prenais de l’assurance en me concentrant uniquement sur la personne, le dossier à défendre. J’étais fauchée de chez fauché et il m’arrivait souvent de déjeuner le midi de croissants et de cafés au lait à « La Coupole ». Là un jour en dégustant mon crême j’ai vu passer  devant la vitrine un souteneur et sa prostituée, que j’avais tirés d’affaire gratuitement, très élégants, elle richement bijoutée, …
- Ma pauvre ya pas d’justice en ce bas monde !
- Des souvenirs encore…mon patron me confiant :
-« mon coiffeur a encore fait des siennes ». Tous les printemps il s’exhibe dans le parc public, je ne sais pas ce que je vais devoir inventer pour le tirer de là. Je me souviens de sa plaidoirie poétique et tellement drôle. Les juges et le public étaient morts de rire. Aussi le souvenir de ces dossiers qu’il m’interdisait gentiment de consulter. Je sais qu’il voulait me protéger de ces drames de mœurs odieux qui se passaient dans les campagnes environnantes entre parents et enfants, enfants alors insuffisamment protégés. Cependant il m’avait poussée à occuper aux Assises.
- Un crime, racontez moi, Cora..
_ Il s’agissait d’un vagabond qui parcourait la campagne à vélo. A l’approche d’une ferme il prenait un piquet de clôture et assassinait les habitants. Pas d’indices, pas de mobile, pas encore de moyens d’investigations… Les gendarmes ont tardé à l’appréhender alors qu’il avait commis de nombreux crimes semblables. Je n’ai jamais pu m’habituer au bruit des portes de la prison mais cette fois c’était bien pire. Un gardien m’avait installée dans une salle sécurisée, sorte de cube de verre et j’ai vu arriver un personnage hors du commun. Très grand, mince à l’excès, cheveux et barbes longs et blonds, d’immenses yeux clairs et vides. L’homme répétait en boucle : « je n’ai pas eu de chance, je n’ai pas eu de chance… » Se refusant à tout dialogue. Voulant vraiment comprendre j’essayais d’accrocher son regard fuyant lui demandant :- « pourquoi ? »
-«  je n’ai pas eu de chance… parce que je me suis fait arrêter ». Je le quittai frustrée et troublée.
Le lendemain matin dès mon arrivée au cabinet mon bon Bâtonnier m’apprenait avec précaution que l’homme, dans la nuit, s’était pendu dans sa cellule .
- Vous avez dû être choquée et  vous être posé beaucoup de questions ?
-Allez tout ça est passé. Sois gentille apporte moi mon tricot que je finisse la manche.

1 commentaire:

  1. Une vie bien remplie avec tout un tas d'anecdotes, drôles et moins drôles !

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