Je l’avais déjà remarquée en entrant dans le bar du Restaurant
Richelieu. Seule, elle inclinait sur son Martini une jolie tête auréolée de ces
boucles blondes que j‘aime tant et qui ne sont plus du tout à la mode. Les
jeunes femmes arborent des cascades de tristes cheveux lisses comme celle de la table à
côté, tout endimanchée, main dans la main avec un gros benêt, son mari sans
aucun doute au vu de sa mine morose. Ils attendent l’heure correcte pour se
diriger vers le restaurant. Ils y retrouveront des amis, des couples comme eux,
tout aussi décidés à fêter le Nouvel An même si l’envie n’y est pas. Des
amis-amis ou des relations professionnelles du genre « nous sommes
également unis dans le plaisir comme dans le travail ». Pouah ! J’ai
connu tout cela. Avec ma femme. Quand j’en avais une. L’intérêt du divorce et
de la liberté retrouvée c’est qu’on n’a plus à se faire suer dans des
réjouissances obligatoires.
Allons, soyons francs,
la liberté quand elle se conjugue avec la solitude est assez pesante certains
jours.
C’est vrai j’ai déjà sifflé trois whiskies mais je suis
lucide, cette fille est une beauté. Pourtant j’en ai vu des jolies et même des
très jolies mais celle-ci... Elle a quelque chose de différent. Elle est assise
sur la banquette en velours, un peu de biais, son élégante silhouette drapée
dans un fourreau d’un rouge profond. Les glaces des bars offrent le grand
avantage pour les mateurs comme moi qui consomment sur le zinc, de tout voir avec discrétion. J’en profite, je détaille ce
profil délicat que la bougie parfumée sur la
table nimbe d’un rose charmant. Je ne la regarderais pas avec autant d’attention si elle était accompagnée.
Elle n’a pas l’air d’attendre et ne manifeste aucune impatience. C’est bizarre.
Un trente et un décembre comment une telle merveille peut-elle finir l’année seule? Moi, c’est normal. J’ai fait assez le con pour
cela. Il y a quelques types comme moi au
coude à coude devant des alcools forts avec la mine de vaincus par des bilans
sinistres. La nuit va être longue. Pourquoi est-elle propice à faire le point,
à distiller des regrets. Des remords peut-être ?
Tout à coup comme si
elle avait senti mon insistance la jeune
femme tourne la tête vers le bar.
Quel choc ! Dans la demi-pénombre intimiste, des yeux
immenses tellement clairs mangent ce ravissant visage encadré d’une auréole dorée…
Elle a peut-être repéré mon dos athlétique ? C’est cela le charme. Enfin, jusqu’à
présent, aujourd’hui, le mien n’a guère opéré… J’avais bien essayé, un peu
honteux, tous les appels classiques, en vain. Mon portable avait subi tous les
affronts depuis celui de Léa mon ex-
femme qui m’avait injurié d’avoir oublié qu’elle était remariée et m’avait
rebattu les oreilles de son bonheur tout neuf, jusqu’à celui de Chloé ma
dernière petite amie en date, trop jeune, qui préfère « tu
comprends ? » réveillonner avec ses copains et ses copines. Quelle
connerie ces fêtes ! On se dit que
cela n’a aucune importance, que cette dernière nuit de l’année n’a rien de plus
que les autres. N’empêche.
Derrière les vitres l’obscurité bêtement trouée de
guirlandes lumineuses est lourde et froide. Aucune envie de sortir. Pourtant il
faudra bien que je rentre chez moi après un dernier verre pendant que tous ces
imbéciles feront la fête.
Elle doit être douce et si elle refuse mon invitation, je
suis sûr que ce sera avec gentillesse. Qu’est-ce que je risque ? S’il y
a bien une nuit où on peut rêver…
Je vais tenter ma
chance. Je lampe cul sec mon quatrième godet et pivote sur mon tabouret. Au
même moment, dans un courant d’air glacial, la porte s’ouvre sur une espèce de
superbe gaillard souriant. Ben voilà, c’est évident, c’est lui le gagnant ! Ils sont beaux, jeunes,
ils s’aiment. Une aigre jalousie monte dans ma gorge. L’homme s’avance vers la beauté en rouge qui
sans un mot lève vers lui un visage radieux. De sous la banquette émerge, s'ébrouant
tout joyeux, un grand labrador.
Harnais tenu par la jeune femme il leur ouvre la marche vers sa nuit.
Harnais tenu par la jeune femme il leur ouvre la marche vers sa nuit.